« Tout dépend de vous ! »

Francis Huster est le parrain des Prix Fondation Scelles. Il a accepté de nous recevoir avant une représentation du « Journal d’Anne Franck » et nous a expliqué les raisons de son engagement dans la lutte contre l’exploitation sexuelle.

 

Pourquoi vous êtes-vous engagé sur les prix Fondation Scelles, au-delà du fait que vous vous sentez concerné comme père de deux jeunes filles ?
Je suis très impliqué là-dedans parce que je considère que les médias n'ont pas fait leur travail. C'est magnifique de faire des soirées de bienfaisance, comme la soirée des Enfoirés, le Sidaction, et ces soirées sur toutes les maladies dites rares qui sont des maladies épouvantables. Mais il n’y a pas de soirée sur le problème de l’exploitation sexuelle à la télévision alors que cela devrait exister. C'est une soirée d'autant plus importante que l'inconscience des jeunes est totale. Je suis effaré qu'on ne prenne pas au sérieux l'ampleur de ce fléau, ce qui aura des conséquences épouvantables.

 

En effet, les conséquences sociales et sanitaires, sans parler même des conséquences psychiques, sont terribles. Selon l’UNICEF, 65% des enfants des rues d’Amérique latine se prostitueraient, au moins occasionnellement. Selon le président du SESI (Service Social de l’Industrie du Brésil), un enfant se loue comme jouet sexuel 2 dollars dans le Nordeste brésilien. Quelle génération future cela produira-t-il ?
L'Amérique latine est dans un état critique. Et ce qui prévaut sur le continent nord ou sud-américain va devenir le fléau européen. La responsabilité des médias est énorme. Rien n'a été fait pour prévenir ce qui, de mon point de vue, est le risque d'une contagion européenne, et cela va coûter très cher à toute une génération de jeunes. Par exemple, pendant des années, les gens se sont exposés au soleil car tout était fait pour les y inviter, pour faire croire que c'était la joie de vivre, un plus à la fois de beauté et de vie. Or, se laisser bruler par le soleil a généré des cancers et donc des drames épouvantables. La prostitution, c'est exactement un « cancer » de l'âme : quand on met le doigt dans la prostitution, on en ressort avec une main en moins et neuf personnes sur dix ne se relèveront pas.

 

C'est précisément cet aspect-là que les médias occultent en mettant au premier plan l'aspect glamour de la prostitution dans les fictions et dans les débats. On nous montre des gens qui disent avoir choisi cela comme un métier. Ce faisant, on occulte le business et le marché qu'il y a derrière, sans état d’âme quand aux conséquences sur les femmes et les hommes qu’on prostitue.
Ce qui est dramatique, c'est qu'on ne peut pas éradiquer le fléau de la prostitution qui existe depuis des millénaires. Mais il y a une façon d’en limiter les effets : c'est de prévenir ceux qui peuvent y échapper avant qu'ils y tombent, à l'instar de ce qui a été fait pour le tabac. On a fait la promotion du tabac pendant un siècle, mais la prévention et la mise en garde ont quand même porté leurs fruits. Qui aurait dit, il y a 20 ans, que l'interdiction de fumer dans les lieux publics serait totale ? Personne n'y aurait cru, pourtant on y est arrivé. Eliminer la prostitution est une utopie car l'être humain restera ce qu'il est, à la fois ombre et lumière comme tout l'univers. Il s'agit de tenter de dresser des garde-fous, d'une façon honnête et préventive. C'est le rôle des médias, et ils ne le tiennent pas.

 

Pour les Prix, nous avons fait le choix de nous adresser aux jeunes qui sont les professionnels de demain. Vous pensez donc que cette opération peut avoir une capacité d'action auprès d'un public de jeunes qui ne se sent pas concerné a priori.
Si je pensais le contraire, je ne serais pas là.

 

Les votes des prix Fondation Scelles sur internet, média privilégié des jeunes, démontrent que les jeunes apprécient qu’on leur explique le phénomène sans faire l’impasse sur les nuances, la complexité, les ambigüités puisque les plus consultés auront été les articles et les plaidoiries. En temps qu'artiste, vous faites des choix. Vous jouez actuellement « Le Journal d’Anne Frank », c’est un choix citoyen, éthique. On demande souvent aux artistes : « Votre position de citoyen a-t-elle à s'exprimer dans l'espace public et de quelle manière ? ». Avez-vous une philosophie par rapport à cela ? Du côté des médias, jusqu'où devrait aller la prise de conscience ? Faudrait-il essayer de fédérer les artistes, comme cela a été fait par les Restos du Cœur pour lutter contre la misère extrême ?
Il y a deux façons de raconter l'histoire à travers l'art. La première, c'est de montrer le monde tel qu'il est. C'est la façon négative, celle qui horrifie, qui terrifie et qui aboutit au résultat contraire. La deuxième solution, ce n'est pas de montrer le monde tel qu'il est - c'est-à-dire à 70% immonde, injuste, épouvantable – mais, au contraire, le monde tel qu'il devrait être. A ce moment-là, on fait rêver les gens, on leur montre qu'il est possible de faire mieux, on leur montre qu'il est possible de donner des possibilités aux gens de construire quelque-chose. Moi j'ai toujours été partisan de la deuxième solution.
Je pense que le sens même des médias ce serait d'être, comme l'Ordre national des médecins, un ordre moral qui ose tout. Dans l’affaire Dreyfus, les médias se sont conduits de manière abjecte. Il a fallu que des artistes prennent position contre les médias officiels pour que, tout à coup, on puisse en sortir. Victor Hugo, qui était un artiste, a pris position contre les médias, on l'a exilé, on l'a traité comme un paria. Mais si Victor Hugo n’avait pas existé, nous ne serions pas là où nous en sommes. Je pourrais prendre 15 000 exemples ! Je pense que ce qui compte face à un fléau comme la traite et l’exploitation sexuelle, c'est de proposer le mieux au lieu d'ouvrir les portes du mal. Mais on ne peut pas, d'un côté tout faire pour lutter contre la prostitution, et de l'autre côté ne rien proposer. Juger, c'est une chose. Mais ce qui compte, c'est préjuger de l'avenir : qu'offre-t-on à ces jeunes ?

 

C'est la grande difficulté !
Et bien voilà, c'est tout ! Les responsabilités sont partagées entre ceux qui ne dénoncent pas la réalité des faits et ceux qui suscitent cette réalité des faits. Dès l'instant qu'on soigne quelqu'un d'un cancer du tabac mais qu’on l’incite à se remettre à fumer, où est la responsabilité ?

 

Et que pensez-vous de la suggestion qui nous a été faite d’un prix sketch, peut-être un sketch qui tournerait en dérision les clients qui se donnent bonne conscience ? Car ils sont les grands absents de cette histoire. L'humour peut-il avoir un impact notoire sur la prise de conscience des potentiels consommateurs ?
Mais bien sur ! L’humour est peut-être l'arme la plus efficace. La jeunesse le comprend, le reçoit, le pratique. C'est une arme qui peut les toucher mais aussi leur faire comprendre que tout dépend d'eux, car c'est ça le problème. S'il y avait un slogan ou une phrase pour dire tout ce que vous faites, ce serait : « Tout dépend de vous !». Je pense qu’énormément de violences, en particulier de violence faites aux femmes, dépendent non seulement de ceux qui les exercent mais aussi de celles qui les subissent et qui doivent s’insurger. Il faut les y aider.


Propos recueillis par DC