Comment Internet a stimulé l’échange de services sexuels

Internet est aujourd’hui un lieu d’échange relationnel privilégié, y compris au niveau des échanges économico-sexuels. On peut observer une multitude de pratiques montrant l’ampleur du phénomène prostitutionnel sur Internet. Magistrats, policiers et professionnels de l’Internet analysent la situation.


La prostitution a opéré « un déplacement de la rue vers le web » a affirmé d’entrée Myriam Quéméner, avocate générale à la Cour d’appel de Versailles, qui évoque « plusieurs spécificités liées aux réseaux numériques ». Internet a en effet contribué au développement de nouvelles formes de prostitution : de l’escorting, sans doute la forme la plus connue de prostitution sur Internet, au troc sexuel (échange de services divers contre des relations sexuelles), en passant par le système de sex tours (des jeunes femmes, préalablement sélectionnées par des clients sur un sites d’escorting, « se déplacent sur le territoire national », afin de se présenter à des rendez-vous fixés par SMS… tout se passe « de façon dématérialisée »). Les réseaux de proxénétisme ont très vite su faire évoluer leurs méthodes et s’adapter aux conditions de l’Internet.

Cet espace virtuel participe aussi aux pratiques pédophiles, notamment la sextortion, mise en avant par Carole Gay, responsable des affaires juridiques et réglementaires de l’Association des Fournisseurs d’Accès (AFA). Cette « pratique, utilisée par les pédophiles, consiste à se procurer des images inappropriées d’un mineur pour ensuite le menacer de les envoyer à sa famille ou à ses amis afin d’en obtenir encore plus de sa part ».

Comment expliquer un tel engouement des délinquants pour ce nouvel espace ? Quels sont les avantages qu’offre cette technologie de l’information et de la communication pour tous les secteurs et, plus spécifiquement, pour le secteur prostitutionnel ?

 

La prostitution 2.0 : la facilitation du passage à l’acte 
Un anonymat renforcé

La première caractéristique d’Internet est l’anonymat, renforcé par l’utilisation de « pseudos ». Du fait de cette assurance de « discrétion », « très rapidement, les réseaux criminels ont utilisé Internet » afin de se créer et « de pouvoir recruter ».

Mais cet anonymat, outre le fait qu’il permet aux délinquants de monter des réseaux criminels, a aussi pour effet de stimuler l’achat de services sexuels auprès de la clientèle. En effet, comme l’analyse Myriam Quéméner, Internet « va permettre de toucher un public qui n’aurait pas osé […] avoir recours à des prostituées dans la rue ». Ils éprouvent le « sentiment d’être [...] à l’abri puisque, tranquillement, depuis leur domicile, ces personnes […] vont pouvoir prendre contact avec une personne » prostituée. Selon Christiane Feral-Schuhl, avocate et ancienne Bâtonnière de Paris, « il est peut être plus difficile de se promener dans la rue que de se cacher chez soi […] protégé par un écran, avec toujours ce sentiment d’impunité ». Les clients de la prostitution apprécient donc la discrétion qu’offre Internet.

De même, cet anonymat est un facteur facilitant la prostitution dite occasionnelle, les personnes se livrant à la prostitution souhaitent dissimuler leur activité à leurs proches. Ceci est particulièrement vrai pour les étudiants ainsi que pour les mères de famille en situation précaire, ces personnes se prostituant de façon occasionnelle pour subvenir à leurs besoins.

 

Une facilitation de la mise en relation des personnes

« Les réseaux criminels […] vont utiliser des annuaires [où seront inscrites] les escortes. Le client va avoir accès à des catalogues [et] il va faire son choix en fonction de critères extrêmement détaillés ». « C’est très facile d’accès » et celui-ci « va recevoir un SMS avec, par exemple, le numéro de la chambre où il va pouvoir rejoindre la prostituée ». « Tout est fait dans les moindres détails, il y a [même] des questionnaires de satisfaction [et] des agences de location d’êtres humains qui se développent avec une possibilité de réservation en ligne» expose ainsi Myriam Quéméner. Le faible coût d’accès et la facilité avec laquelle sont fixés les rendez-vous participent à une mise en relation simple et rapide des personnes sur Internet.

De même, Internet permet une grande visibilité de l’activité prostitutionnelle. « Ces sites, parfaitement accessibles, [sont] très bien présentés, [...] sous une forme tout à fait ludique ». Les personnes prostituées étant ainsi mises en avant avec photos, tarifs, prestations, bref comme une simple marchandise, le client compare les tarifs et choisit le meilleur  « rapport qualité prix ». De plus, les personnes prostituées sont souvent présentées comme des professionnelles indépendantes, ce qui, dans l’esprit de certains clients, leur donne l’impression de ne pas profiter de prostituées exerçant sous l’emprise de la contrainte, et leur enlève toute culpabilité.

« Finalement, concluait Myriam Quéméner, il y a une banalisation dans la présentation […] des prestations proposées[…]. Cela facilite […] le passage à l’acte ».

 

Une criminalité transfrontalière

Autre facteur, « Internet se joue des frontières ». « Les infractions peuvent être commises à l’autre bout du monde, explique Myriam Quéméner, et les effets se font sentir sur le territoire national ». « Les délinquants privilégient les pays qui n’ont pas de législation en la matière ou une législation totalement embryonnaire constituant ce qu’on appelle des cybers paradis ». En Suisse, par exemple, précise Gérard Haas, avocat, spécialiste en droit digital, « les éditeurs de sites » ne sont pas sanctionnés « parce que le proxénétisme n’est pas sanctionné ».

« Les sites qui proposent des catalogues en ligne […] de personnes qui se prostituent, [..] ajoute Myriam Quéméner, sont extrêmement volatiles. On se rend compte que, dès qu’il y a une enquête où évidemment les cyberdélinquants se sentent [..] ciblés, le site va disparaitre et va réapparaitre sous un autre nom », même « au-delà des condamnations qui sont prononcées. » Ces sites étant « souvent hébergés à l’étranger dans un pays où, au nom de la liberté d’expression [..], il est difficile de pouvoir exercer des poursuites. »

 

L’extraterritorialité de la loi pénale française : un frein à la criminalité transfrontalière ?

Un des moyens de répression évoqué lors de ce colloque par Christiane Feral-Schuhl était « de favoriser la mise en œuvre de l’application extraterritoriale de la loi pénale française » notamment « lors du recours à la prostitution de mineur dans un pays étranger. »

En effet, celle-ci énonce, à titre d’illustration, une affaire dans laquelle étaient en cause « deux ressortissants français au Vietnam […] identifiés comme pédophiles [par] un commissaire divisionnaire en charge des ressortissants français au Vietnam », pays qui prévoit la peine de mort dans ces cas. Donc la « principale difficulté était d’être sûr de les récupérer à Roissy à l’arrivée » afin de les présenter à la justice française.

«Actuellement il y a de plus en plus d’affaires de tourisme sexuel » ; « certains Français s’organisent et vont commettre leurs agissements à l’étranger, estimant qu’ils se sentent à l’abri », explique Myriam Quémener.

Yves Charpenel, premier avocat général près de la Cour de cassation, et président de la Fondation Scelles, illustre également cette application de la loi pénale française dans une affaire mettant en cause un Français, gérant d’un Eros Center en Allemagne : « Il avait mis la publicité de son établissement commercial sur Internet. Donc des clients, en France, étaient devenus des clients habituels, via le réseau Internet. Et il a été condamné sur la base de la loi française. » « Il avait fait valoir que l’activité qu’il avait était légale en Allemagne » et donc « qu’il n’avait commis aucun délit compte tenu du pays où il vivait. » La Cour de cassation, confortée par la Cour européenne, a estimé que « l’ordre public interne français et la loi française en la matière, dès lors qu’il y avait un élément de l’infraction qui était commis sur le territoire national laissait au juge français la compétence. » On a donc une « arme », conclut Yves Charpenel, mais « encore faut-il l’utiliser à bon escient »… 

JP