« Les jeunes femmes sont traitées comme de la marchandise »

Christian Kalck, commissaire divisionnaire de la Brigade de répression du proxénétisme, dresse un état des lieux de la prostitution en France. 


« Les jeunes femmes sont traitées comme de la marchandise »Monsieur le commissaire divisionnaire, que pouvez-vous nous dire de la « guerre des chiffres » et des formes actuelles de l’exploitation sexuelle ?
La prostitution n’est pas une activité stable, qui peut être estimée facilement, même sur la voie publique. Vous n’avez pas les mêmes chiffres aujourd’hui que ceux que vous auriez eu la semaine dernière avec la neige et le verglas. Par ailleurs la physionomie de la France n’est pas celle de Paris. Ici par exemple, vous trouvez beaucoup de Roumaines ; dans d’autres villes, on trouvera plutôt des Bulgares. Les dernières Roumaines auxquelles nous avons eu à faire venaient d’eros-centers d’Espagne, les précédentes venaient d’eros-centers d’Allemagne. Ce que nous observons, c’est la mobilité des jeunes femmes. Les Nigérianes, par exemple, sont présentes sur l’ensemble du territoire national et à l’étranger (souvent l’Italie, l’Allemagne et l’Espagne).


Avec l’essor de la cybercriminalité, la mobilité des sites, les moyens humains et techniques sont-ils suffisants ?
On a les moyens et les spécialistes. L’obstacle majeur dans la lutte contre l’outil internet, c’est l’extra-territorialité des sites. Leur implantation, souvent dans des zones de non-droit, ne nous permet pas de les fermer comme on le souhaiterait. La France a une législation très répressive et abolitionniste, mais ce n’est pas le cas de tous les pays, y compris dans l’Union Européenne. Un proxénète auteur de la traite des êtres humains peut s’installer en Suisse, en Belgique ou en Allemagne ; si on ne caractérise pas la contrainte, il va échapper aux poursuites et sera considéré comme un commerçant de l’industrie du sexe ; alors qu’en France il sera qualifié de proxénète et d’auteur de trafic des êtres humains s’il y a des déplacements de population à des fins prostitutionnelles.
J’ai parlé de pays proches mais on peut aller plus loin, dans les îles Caïmans par exemple. Il est très difficile d’atteindre des sites implantés dans les zones de non-droit. Par contre, il est facile de les faire bouger ou même de les reconstituer : si nous arrivons à faire fermer un site, il suffit de modifier très légèrement le nom de domaine de manière à le faire rouvrir tout à fait légalement. Cependant aucun site n’est hébergé en France.
Les auteurs, eux, on arrive à les attraper : il suffit que la personne poursuivie mette un pied dans l‘espace Schengen pour que le magistrat délivre un mandat d’arrêt européen.


Qu’est-ce qui fait la particularité de la prostitution sur internet ?
Dans la prostitution de voie publique, le client voit la jeune fille. Sur internet, ce sont des images qui sont exposées. Souvent le client n’a pas de contact avec la jeune femme choisie : neuf fois sur dix, la photo ne correspond pas à la personne qu’on va rencontrer, ce qui dématérialise complètement le contact entre « l‘offre » et la demande.


Cette dématérialisation contribue à la banalisation
C’est vraiment un « produit ». S’il vous fait envie, vous cliquez et vous commandez. Si le « produit » n’est pas disponible, je le fais venir. Car les jeunes femmes sont offertes sur plusieurs pays et on les déplace en fonction de la demande. Et vous l’achèterez, même si ce n’est pas exactement le « produit » commandé. L’image est osée mais c’est comme ça que ça se passe. Ces jeunes femmes sont considérées et traitées comme de la marchandise.


Les sites de rencontre et de tchat sont-ils infiltrés par les proxénètes ?
Il suffit d’entrer sur un tchat et d’entamer la conversation. Des mineurs fréquentent ces sites ; souvent laissés à eux-mêmes, ils sont des proies faciles à attraper. Nous avons beaucoup d’affaires de jeunes filles de nationalité française : elles sortent du système scolaire à 16 ans, sans qualification et sans diplôme ; elles sont rapidement sollicitées pour gagner un argent qu’on leur présente comme facile. Puis elles s’aperçoivent que ce n’est pas « facile » et que c’est un univers violent. La personne qui désire se livrer à la prostitution aura l’obligation de prendre un appartement et, pour ça, il faut être encadrée. Si elle prend seule un appartement, elle s’expose au risque de racket, de violence, de viol. De même, elle est exposée aux clients qui vont user de violence pour obtenir des rapports sans préservatifs.
Donc, immanquablement, ça va générer une nécessité de proxénétisme derrière. Le réseau va fournir toutes les prestations (confection du site, prêt de téléphones dédiés à ça, trouver des appartements), moyennant en général la réversion de 50% du prix des passes.
Mais internet n’exclut pas non plus la violence des réseaux : on se met d‘accord mais si la personne prostituée ne fournit pas suffisamment de prestations, elle va se faire éjecter du réseau, voire blacklister sur d’autres réseaux. Cela va contraindre les jeunes femmes à accepter, sous la contrainte morale, des rapports dégradants parce que c’est ce qui est demandé actuellement : des rapports de plus en plus dégradants.
Longtemps on attendait de l’escort-girl qu’elle se comporte comme une « petite amie », aujourd’hui on veut qu’elle se comporte comme une actrice porno. Les réseaux vont exercer une pression pour que les jeunes filles soient conformes à ce modèle, ce qui va souvent les conduire à consommer des stupéfiants, comme la cocaïne notamment, parce qu’on est dans une surenchère.


La consommation de rapports sexuels tarifés est présentée par certains comme le paradigme de l’émancipation des femmes.
Le libre choix ! Il ne faut jamais avoir côtoyé le milieu pour penser ça. Avant d’arriver ici, j’avais le même genre d’idée sur le phénomène : si ces femmes sont libres, si elles sont d’accord pour le faire, pourquoi pas. Après, quand on les rencontre, qu’on les voit, on réalise que ce n’est pas comme ça : elles sont complètement détruites psychologiquement et il leur faut faire un long travail pour se reconstruire.


Et l’argent ?
Elles n’en gardent pas sauf celles qui deviennent proxénètes en investissant dans des appartements pour les louer 4000€ par mois à d’autres prostituées. Celles de la rue Saint-Denis par exemple, les « traditionnelles », elles vont continuer jusqu’à 70 ans.


Quel message voudriez-vous faire passer ?
Il faut dire que se prostituer sur internet, ce n’est pas l’univers merveilleux de l’indépendance des travailleuses du sexe qu’on nous vend. Sans structures, ce n’est pas possible. C’est cela qu’il faut mettre en avant : la prostitution sur internet est bien plus structurée qu’il n’y paraît. L’étudiante qui se prostitue pour payer ses études ou la mère de famille pour joindre les deux bouts ne restent pas seules longtemps. L’indépendance, on la proclame, mais en réalité elles sont très rapidement prises en main. La solution pour elles c’est de rentrer dans une structure et là c’est l’engrenage et ça ne va pas rester occasionnel longtemps. Il n’est pas possible de refuser tel ou tel client.

 

Propos recueillis par DC