Un dispositif de lutte contre le blanchiment : TRACFIN

Blanchiment d'argentRésumé de l’intervention de Jean-Baptiste CARPENTIER, Directeur de l’agence de Traitement des Renseignements et d’Action Contre les Circuits Financiers Clandestins (TRACFIN) (L’Economie en danger. Les circuits de l’argent sale, l’argent criminel de la traite, Palais du Luxembourg, 24 mai 2013)


Situé au sein du Ministère de l’Economie et des Finances, TRACFIN est un service de renseignements spécifique qui a pour vocation de recueillir et d’analyser les renseignements financiers. Il a été créé en 1990, sur une initiative française, après le sommet de l’Arche de 1989. Le Président Mitterrand et le Président Bush senior souhaitaient à la fois organiser ce qui allait devenir la libéralisation des flux financiers de capitaux dans le monde, largement engagée à cette époque, et, en contrepartie de cette libéralisation, instituer un dispositif international de surveillance afin de limiter les risques d’argent sale. C’est le seul dispositif de nature répressive qui soit directement issu d’une volonté internationale. Ce qui a eu pour conséquence qu’il a été plaqué sur les dispositifs existants dans chaque pays, avec des moyens et une volonté politique très variables.

 

Le dispositif français repose sur un principe extrêmement innovant en 1990 : il n’appartient pas seulement à l’Etat de lutter contre l’argent criminel, c’est aussi le rôle du secteur privé. Ce dispositif a donc été imposé d’abord au monde financier et aux banques, qui ont l’obligation de bien connaître leurs clients, de comprendre les opérations, de poser des questions. Cela se traduit très concrètement pour chacun d’entre nous : si nous souhaitons ouvrir un compte bancaire, la banque va nous poser des questions et parfois des questions ressenties comme très indiscrètes, pour nous connaître. Le fonctionnement du compte de Monsieur Carpentier - haut fonctionnaire n’est pas le même que celui du compte de Monsieur Carpentier - profession libérale ou de Monsieur Carpentier - consultant international ; la banque s’attend à un certain fonctionnement en fonction de la situation du client.

 

Ce qui est vrai pour les banques est aussi valable pour d’autres professions : compagnies d’assurance, notaires, huissiers de justice etc. Tous ces professionnels doivent se poser des questions pour comprendre les opérations effectuées par leurs clients et avoir une raisonnable connaissance des fonds qui circulent entre leurs mains. Cette raisonnable connaissance ne passe évidemment pas par des prérogatives de puissance publique. La banque n’a pas capacité à savoir qui m’envoie de l’argent ; mais, si je reçois sur mon compte une grosse somme en provenance de l’étranger, dépourvue de toute justification, la banque a l’obligation de m‘interroger sur l’origine de cette somme.

 

Du signalement à la présomption

Au terme de ce processus, si les questions ne sont pas résolues, la banque devra faire un signalement, une déclaration de soupçon auprès de TRACFIN. Notre rôle est d’analyser ces soupçons pour essayer de déterminer, dans un cadre administratif (TRACFIN n’est pas un service de police judiciaire), ce qui relève du doute avéré ou ce qui relève de la fausse alerte (car on peut être amené à faire des opérations un peu étranges, dans le cadre d’une séparation par exemple). Il s’agit de procéder à une enquête administrative, un peu similaire à celles du fisc ou de la douane. TRACFIN ne peut pas se voir opposer le secret professionnel ni par l’administration, ni par les professionnels. L’enquête est menée dans un cadre strictement confidentiel.

 

Dans un très grand nombre de cas, le doute ne s’avère pas fondé ou nous n’arrivons pas à trouver des éléments fiables. Dans un certain nombre de cas, du fait d’un nombre plus ou moins important de déclarations, car un flux financier est signalé par plusieurs personnes, nous arrivons à avoir un nombre raisonnable de présomptions d’infraction. C’est une simple présomption car ce n’est pas à TRACFIN de qualifier l’infraction et encore moins d’engager les poursuites. Dans ce cas, le dossier sera transmis au procureur de la République s’il y a une infraction pénale, à l’administration fiscale s’il s’agit d’une fraude fiscale ou à d’autres administrations suivant leur domaine respectif de compétence.

 

Actuellement, TRACFIN se compose de moins de cent personnes. Ce service a bénéficié de renforts importants au cours des cinq dernières années. En 2012, nous avons traité environ 30 000 déclarations. Dans les mois à venir, suite à une loi en discussion, un certain nombre d’opérations financières considérées comme particulièrement sensibles nous seront automatiquement signalées. En 2012, nous avons adressé un peu plus de 500 dossiers à l’autorité judiciaire et environ 600 dossiers à d’autres administrations, dont l’administration fiscale.

 

Argent mixé et infractions mêlées

TRACFIN est le principal service d’information travaillant avec l’autorité judiciaire. Nous produisons l’essentiel de la documentation adressée à l’autorité judiciaire ; cette documentation recoupe toute la gamme des infractions françaises, aussi bien abus de faiblesse, de confiance, et 10% d’affaires importantes.

 

Aujourd’hui, l’argent est de plus en plus mixé, les infractions sont mélangées. C’est une des principales difficultés auxquelles nous sommes confrontés. Le trafic d’êtres humains se mêle au trafic de drogue qui, lui-même, se mélange au travail au noir... L’économie souterraine se développe : nous voyons des dossiers dans lesquels les entreprises payent en liquide. En France, il est interdit de payer plus de 3 000 € en liquide et, à la demande de TRACFIN, le premier ministre a annoncé une baisse de ce plafond à 1 000 € dans les prochains mois. Il faut recycler cet argent et il est recyclé dans de véritables plateformes d’échange. C’est d’abord des structures de travail au noir qui ont besoin de liquide en quantité (certaines emploient des centaines de salariés). Et ce qui va apparaître comme un dossier d’argent au noir pour l’autorité judiciaire sera en fait un dossier de blanchiment de l’argent de la drogue ou de la prostitution. Il faudra donc chercher un peu plus loin.

 

TRACFIN n’a pas de pouvoirs judiciaires. Notre rôle est de transmettre les affaires à la justice et à la police. Tout repose sur un équilibre assez délicat entre les libertés publiques, le droit légitime que peut avoir chaque citoyen à la confidentialité et les impératifs de connaître et contrôler les flux financiers. Mais les choses évoluent très vite. Les USA, qui, à une certaine époque, considéraient cela comme liberticide (il ne fallait pas toucher au secret bancaire), sont aujourd’hui en avance sur nous. Au point que notre homologue américain reçoit depuis quelques semaines toutes les transactions en entrée et en sortie des USA, dès le premier dollar.

 

La difficulté, c’est que le délinquant courra toujours plus vite que le gendarme, mais on doit essayer de le fatiguer ! Les montages financiers et juridiques sont toujours plus complexes, ce qui ralentit la tâche des services de police. Il y a certainement des avancées législatives à faire, notamment sur le renversement de la charge de la preuve. Nous rencontrons parfois des montages dont nous savons pertinemment que ce sont des opérations de blanchiment, même si nous sommes incapables de dire de quoi. Quand vous atteignez le quinzième montage financier dans dix pays différents, avec des hommes de paille successifs, la chaine est suffisamment étanche pour que ces dossiers n’aboutissent pas sur le plan judiciaire. Ces opérations ont une complexité telle, sans aucun sens logique pour le client, et un coût tel également que leur seule logique est manifestement une logique de blanchiment. La question qui se pose est : ne faut-il pas imposer au client de justifier de l’origine licite des fonds en cause dans l’opération douteuse ? Ce serait une vraie révolution que ce renversement de la charge de la preuve et compliquerait les montages opacifiants.