La Fondation Scelles fête son vingtième anniversaire. A cette occasion, retour sur la figure de son fondateur, Jean Scelles et, plus précisément sur son combat contre l'exploitation sexuelle en France et dans le monde.
La prise de conscience
Condamné par le régime de Vichy à la prison et à la confiscation de ses biens pour des faits de résistance en 1941, Jean Scelles est incarcéré à la prison de Barberousse, à Alger. Il partage sa cellule avec de dix autres personnes, des condamnés politiques et de droit commun. L'un d'entre eux attire plus particulièrement l'attention pour les nombreux colis qu'il reçoit : "J'étais avec un droit commun, un Italien fort aimable, qui partageait ses colis avec moi. Et Dieu sait s'il en avait ! Du tabac, des gâteaux, des vêtements... Au début, je ne comprenais pas l'origine de ses bienfaits". L'homme est proxénète, et, avant de mourir, il explique à Jean Scelles comment, selon ses propres termes, il « dresse les filles » et "corrige les récalcitrantes". Jean Scelles fait alors le vœu de lutter contre le proxénétisme au cas où il échapperait à la mort : "En l'écoutant, j'ai pris la décision de lutter contre cet esclavagisme si j'en réchappais". Tous ses compagnons de cellule sont morts. Il est le seul survivant.
En 1956, Jean et Jeanne, son épouse, quittent définitivement l’Algérie, alors en proie à de nombreux attentats. En métropole, ils doivent réorganiser leur vie. Parmi ses nouvelles activités, Jean réalise le vœu qu’il avait prononcé en 1942 et crée les "Equipes d’Action contre la traite des femmes et des enfants", devenues ensuite les "Equipes d'Action contre le proxénétisme". Il en assura la présidence pendant 27 ans, multipliant les conférences et les actions de sensibilisation du public.
Frapper les proxénètes
Jean Scelles avait en effet une analyse renouvelée de la question et défendait quelques idées-phares, qui, aujourd'hui encore, continuent à nous guider. Ainsi, il pensait qu'il fallait d’abord s’en prendre aux avoirs des proxénètes. "Lorsque des efforts coordonnés réduiront les profits des proxénètes, ceux-ci changeront d'activité et plusieurs dizaines de milliers de femmes seront libérées, écrivait-il en 1975. Cet esclavage sera supprimé. C'est NOTRE BUT". Au travers des Equipes d'Action, il a donc constitué un groupe d’avocats présents aux procès, pour mettre en avant la gravité des actions commises par les proxénètes, et faire entendre la parole de leurs victimes, presque toujours absentes des prétoires,car menacées de représailles sur elles-mêmes, leurs enfants ou leurs familles. Sous sa présidence, plus de 300 procès ont été intentés par les EACP contre des proxénètes et aujourd'hui encore, les Equipes poursuivent leur action. Pour autant, les condamnations demeurent excessivement faibles. Deux chiffres : la moyenne des amendes prononcées pour proxénétisme aggravé en France en 2012 est de 10 000 euros alors qu'un proxénète "gagne" environ 130 000 euros par personne prostituée. Une amende de quelques milliers d’euros représente un risque limité. Donc, aujourd'hui, comme hier, la première priorité reste la même : s’attaquer aux portefeuilles des proxénètes.
Sensibiliser le grand public
La seconde priorité de Jean Scelles était de développer la communication pour faire connaître la réalité de la prostitution et lutter contre les idées fausses bien répandues. Il a donc créé et animé la revue Esclavage, faite, selon ses propres termes, « pour combattre les idées esclavagistes de nos adversaires ». C'est aussi dans cette optique qu'il créa en 1993, peu avant sa mort, l"Association pour la promotion du bénévolat social", devenue l'année suivant la Fondation Jean et Jeanne Scelles, reconnue d'utilité publique le 22 décembre 1994. Selon ses statuts, les missions de la Fondation Scelles sont : 1) faire reculer l'exploitation sexuelle sous toutes ses formes en sensibilisant l'opinion publique ; 2) agir auprès des pouvoirs publiques pour renforcer les législations et leur application; 3) apporter une aide aux victimes en partenariat avec les autres associations.
Responsabiliser le "client"
Enfin c'est dans sa réflexion sur le client de la prostitution que Jean Scelles fut sans doute le plus novateur. Il voyait la prostitution comme un sytème composé de "proxénètes, souteneurs et trafiquants, (...) entremetteuses, (...) mères-maquerelles (...)," tous au service de "Sa Majesté le Client" de la prostitution. En effet, pour lui, le "client" qui cherche la satisfaction de ses impulsions physiques" était "la cause même de la prostitution ». Et la lutte contre le développement de l'exploitation sexuelle impliquait donc la prise en compte du client et, plus précisément, "l'étude psychologique et sociale des motivations des "clients" recherchant les relations prostitutionnelles".
En 2014, au moment où le Sénat semble hésiter devant la possibilité de renforcer la lutte contre le système prostitutionnel en adoptant, entre autres mesures, la pénalisation du client de la prostitution, les paroles de Jean Scelles sont d’une étonnante modernité : "(Le client) achète une femme-objet et se croit irresponsable de la prostitution de celle-ci. (...) Or, de toute évidence, c'est bien le client qui crée la prostitution et tous les trafics que celle-ci implique : c'est le fond du problème". Ces phrases ont été rédigées en 1974. Les politiques de 2014 doivent les entendre.