En novembre 2013, le magazine féministe allemand Emma a lancé l’Appel pour l’abolition de la prostitution. En quelques jours, 90 personnalités publiques (artistes, auteur(e)s, politiques…) et 2000 signataires se sont engagé(e)s. Est-ce le signe d’un changement ? Chantal Louis, journaliste à Emma, et Suzan Krause, correspondante pigiste en France de la Deutschlandfunk, font le point sur l’impact de la campagne.
Quel a été l’effet de l’Appel de novembre 2013 ?
La campagne a suscité un écho énorme. Il s’agissait de dénoncer le système prostitutionnel pour que les gens prennent conscience de la gravité de la situation actuelle. A ce jour, nous avons réuni 12 400 signatures.
Le magazine a reçu de nombreuses réactions de lecteurs qui commencent à s'interroger : « Comment les hommes clients de la prostitution peuvent-ils s’exonérer de toute responsabilité ? ». L’Appel a aussi permis à tous les opposants à la loi sur la prostitution de s’exprimer et de dénoncer ses effets. Les médias ont également vivement réagi. Die Welt, le grand quotidien conservateur, a lancé une enquête sur le nombre exact de personnes dans la prostitution en Allemagne.
Un autre effet de l’Appel a été que le SPD et la CDU, alors en pleines négociations, ont inscrit le thème de la prostitution dans le contrat de coalition du nouveau gouvernement.
Face à cela, le lobby de l’industrie du sexe a mis un certain temps pour contrer et donner un autre son de cloche, en parlant toujours des femmes prostituées heureuses dans les talks shows...
On sent vraiment un changement. De plus en plus de gens prennent conscience à quel point c’est allé loin et que ce n’est plus conciliable avec l’idée de la dignité humaine.
Quels sont les résultats de l’enquête menée par Die Welt ?
A partir des statistiques de villes comme Augsbourg, Munich, Stuttgart qui imposent aux personnes prostituées de se déclarer, les journalistes ont fait une évaluation pour le reste de l’Allemagne. Ils sont arrivés au chiffre de 200 000 personnes travaillant dans la prostitution. C’est l’estimation minimale. Mais cela diffère assez des 400 000 qu’on avance toujours pour l’Allemagne. L’enquête montre aussi que seules 44 personnes ont demandé à être affiliées au système social en tant que personne prostituée. 44 femmes en 12 ans, alors que la loi de 2002 était censée faciliter l’accès aux droits sociaux pour les femmes dans la prostitution !
Pensez-vous que la campagne a fait évoluer la perception de la prostitution ?
La campagne d’Emma a peut-être été un point de basculement. D’autres opinions peuvent s’exprimer plus facilement maintenant. Et on commence à voir un autre traitement de la prostitution dans les médias. Il y a eu un changement de paradigme. La prostitution n’est plus acceptée aussi facilement qu’avant. On se rend compte que l’Allemagne a créé un marché et les gens prennent conscience de l’importance du phénomène.
Certaines organisations de femmes commencent à manifester leur inquiétude devant la situation. Le problème, c’est que les jeunes femmes dites féministes sont dans une approche néo-libérale. Elles présentent la prostitution comme un métier très chic, qui permet aux femmes de vivre une sexualité libérée et de jouir de leurs droits sur leur propre corps.
L’écart se creuse de plus en plus entre ceux qui défendent cette « liberté » de la prostitution et tous ceux qui commencent à dire que la situation est inacceptable. Et la campagne d’Emma a accentué cette polarisation.
Il n’empêche que les publicités pour des bordels sont de plus en plus nombreuses dans l’espace public et montrent toutes les dérives de l’industrie du sexe. Là où on trouvait des publicités pour des marques de voitures, on trouve aujourd’hui une publicité pour le bordel de la ville. Il est devenu courant que les hommes fassent des virées au bordel, entre hommes, à la veille de leur mariage ou pour fêter leur baccalauréat. Cela fait partie des mœurs en Allemagne et personne ne s’en inquiète.
Peut-on revenir sur la loi de 2002 ?
Un nombre croissant de villes commencent à chercher des moyens pour encadrer voire interdire la prostitution. Augsbourg en particulier, qui fait figure de modèle, a instauré l’obligation de se déclarer pour les personnes dans la prostitution, alors que la loi n’autorise pas de tels procédés. Cela crée un climat difficile pour les macs et les trafiquants. Stuttgart et d’autres villes semblent vouloir suivre ce modèle. Le but est d’essayer de reprendre la main sur une situation qui a complètement dégénéré. La Sarre (la ville de Sarrebruck en particulier) est aussi assez engagée dans ce domaine car la zone est prise d’assaut par les Français qui traversent la frontière pour aller dans les bordels allemands.
Le problème, c’est que même en exploitant tout le cadre juridique légal, il est difficile de trouver des mesures pour reprendre en main la situation. D’autant qu’à chaque fois qu’un règlement est instauré, il y a une contre-attaque de la part du monde de l’industrie du sexe afin de rendre caduque la décision d’un tribunal ou d’une commune. Ainsi la ville de Dortmund a déclaré la prostitution de rue illégale pour limiter la prostitution de rue bulgare et rom, particulièrement développée. Mais une prostituée «traditionnelle » a porté plainte contre la municipalité parce qu’on l’empêchait d’exercer librement son métier. Et la ville a été contrainte de créer une zone réservée pour la prostitution de rue.
Une réforme de la loi a été présentée. Que prévoit-elle ?
La CDU-CSU, les partis conservateurs en Allemagne et en Bavière, ont présenté une proposition pour réformer la loi sur la prostitution. Voici les principaux changements prévus :
les personnes prostituées, quel que soit leur lieu d’exercice, auront l’obligation de se déclarer et recevront une carte professionnelle ;
des contrôles de santé réguliers seront effectués ;
la publicité et les pratiques « commerciales » inconciliables avec la dignité humaine (les flat-rate par exemple) seront interdites ;
Pour nous, c’est un projet extrêmement constructif, qui va dans la bonne direction. La seule mesure prévoyant le relèvement de l’âge minimum légal de la prostitution permettra de diminuer de moitié le nombre des personnes prostituées en Allemagne.
Ce projet de proposition de loi a-t-il des chances d’être adopté ? Qu’est-ce qui pourrait faire obstacle au changement ?
A priori, cette loi de révision devrait passer cette année, au moins en partie. Il est peu probable qu’on envisage une sanction pour les clients de la prostitution forcée. Mais plusieurs points du projet ont des chances d’être adoptés. Pour Emma, le but à moyen terme, c’est d’utiliser au mieux ces propositions pour améliorer la situation actuelle. A plus long terme, le but sera d’obtenir une sanction pour les clients.
Mais l’industrie du sexe représente un domaine économique florissant que beaucoup veulent défendre. C'est aussi un lobby puissant qui a su infiltrer le SPD de ses représentants. Malgré les mauvais résultats, le SPD, le parti social-démocrate, ne semble pas prêt à reconnaître l’erreur qu’il a faite en faisant adopter cette loi avec les Verts. Aujourd'hui, son but est sans doute de faire annuler la clause de protection des moins de 21 ans et de porter l’accent sur la distinction entre la prostitution forcée et la prostitution « légale » et « choisie ». C’est dans ce sens qu’il veut clarifier les choses, en renforçant les moyens de lutte contre la prostitution forcée, mais en laissant de côté l’aspect prostitution prétendument librement choisie.
Propos recueillis par CG
Fondation Scelles Infos N°29 - Juillet 2014
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Encore un effort - l'édito d'Yves Charpenel
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Prostitution en Allemagne - "Hors de contrôle"
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