Le 24 mai dernier, la Fondation Scelles organisait un colloque intitulé « L’économie en danger. Les circuits de l’argent sale, l’argent criminel de la traite ». L’objectif : réfléchir à la menace que représente l’économie criminelle pour nos sociétés.
Selon l’ONU, environ 25 millions de personnes sont victimes de traite des êtres humains dans le monde, 80% d’entre elles sont concernées par l’exploitation sexuelle. Selon l’ONU encore, le trafic de personnes rapporterait plus de 32 milliards de dollars de profit par an aux groupes criminels. Quelle menace l’argent des trafics constitue-t-il pour notre économie ? Comment lutter ? Avons-nous même les moyens d’endiguer les développements rapides de cette économie parallèle ? Des professionnels des mondes financier, politico-judiciaire et universitaire, réunis par la Fondation Scelles, ont tenté de répondre à ces questions.
Les circuits de l’argent sale
L’Europe aujourd’hui, c’est un territoire de 28 pays, dont 25 sans frontières, et une monnaie unique, en vigueur dans 17 pays. On y circule donc librement et les transactions y sont facilitées. Autant de facteurs qui favorisent le développement de la criminalité. De fait, on constate un accroissement de tous les trafics : le trafic de stupéfiants représente 3 milliards d’euros en cash en 2012, la fraude à la TVA 15 milliards d’euros. Ces trafics représentent un important volume de circulation d’espèces, qui doit être réintégré dans les économies nationales. Selon l’ONU, 1 600 milliards d’argent aurait été blanchi dans le monde en 2009.
Jean-Marc Souvira, directeur de l’Office Central de la Répression de la Grande Délinquance Financière (OCRGDF), a décrit précisément le cheminement de l’argent sale et les phases de son blanchiment. Il a souligné en particulier deux aspects conjoints : la dématérialisation de l’argent sale et la professionnalisation des circuits de blanchiment. De fait, si le point de départ de ces opérations demeure toujours une « valise » d’argent tiré des revenus de la prostitution ou du trafic de drogues, cet argent perd très vite toute matérialité pour se dissoudre dans des circuits professionnels (circuits bancaires, sociétés écran, trusts et autres constructions juridiques légales qui permettent aux bénéficiaires réels de ne pas apparaître). Le processus est très rapide : trois jours suffisent pour transférer plusieurs centaines de milliers d’euros d’un pays de l’UE vers la Chine.
Et, grâce aux progrès technologiques, ces opérations frauduleuses ont gagné en facilité. La création d’une société aux Bahamas ou au Panama peut être faite à partir d’un simple ordinateur, sans même se rendre dans ces pays. Les transferts se font via les nouveaux moyens de paiement, des plateformes dématérialisées. Par exemple des cartes bancaires prépayées, qui fonctionnent comme des cartes paiement, sauf qu’elles ne sont pas adossées à un compte bancaire : une de ces cartes, achetée pour quelques euros, permet d’acheter des fonds de chargement.
Et cet argent finit dans des investissements immobiliers à l’étranger, donnant ainsi au trafiquant et à ses revenus l’image d’un honnête commerçant et de revenus légaux.
L’objectif est en effet de donner un aspect licite à de l’argent illicite. L’argent provenant d’un trafic doit rentrer, par des circuits complexes, pour apparaître dans l’économie. Tout l’argent se mélange. L’économie licite se trouve ainsi envahie par cet argent illicite, devenu indétectable après avoir suivi divers circuits (passage par les paradis fiscaux). Selon l’ONU, 1.5% du PIB mondial serait d’origine criminelle.
Comment lutter ?
Face à cette situation alarmante, les participants ont dressé un constat global « contrasté », défaitiste pour certains, plus optimiste pour d’autres. « Le délinquant courra toujours plus vite que le gendarme, mais on doit essayer de le fatiguer ! », résumait Jean-Baptiste Carpentier, de TRACFIN. Et « pour le fatiguer », les initiatives sont multiples, venues du secteur public comme du secteur privé.
Vigilance et engagement
Catherine Minard, directrice des Affaires internationales au MEDEF, a ainsi mis en avant la responsabilisation et la vigilance croissante des entreprises : mise en place de codes de conduite, d’accords sectoriels… Et Firdaous El Honsali, directrice de la communication de The Bodyshop, a développé l’exemple d’une entreprise engagée dans la lutte contre la traite des enfants.
A un tout autre niveau, Fatima Lalem, Adjointe au Maire de Paris, en charge de l’égalité femmes/hommes, a montré l’engagement de la municipalité sur ces questions et évoqué le travail partenarial mené avec les associations et les institutions dans la lutte contre les trafics humains.
Prévention et protection
Des dispositifs de lutte contre le blanchiment et le terrorisme ont été instaurés pour protéger le système financier. Les acteurs économiques exposés ont désormais l’obligation de s’assurer de la licéité des opérations et des fonds sur lesquels portent ces opérations. Toute opération suspecte doit être signalée auprès d’une cellule de renseignements financiers, l’agence de Traitement des Renseignements et d’Action Contre les Circuits Financiers Clandestins (TRACFIN), présenté par son directeur, Jean-Baptiste Carpentier. TRACFIN, créé en 1990, a pour mission de tracer les flux financiers et reçoit 25 000 déclarations de soupçon par an ; en 2012, 500 dossiers ont été transmis à la justice.
Répression
L’objectif est de rendre nos pays inhospitaliers aux trafiquants. Pour ce faire, le meilleur moyen est de frapper « au portefeuille » comme le soulignait Jean-Marc Souvira. Adopter des peines financières adaptées (un procès récent du Tribunal de Paris au cours duquel un trafiquant a été condamné à moins de 8 000 euros d’amende a montré à quel point la sanction financière était encore peu « familière » aux juges), saisir les avoirs criminels constituent des mesures efficaces et prioritaires. Elisabeth Pelsez, de l’Agence de Gestion et de Recouvrement des Avoirs Criminels Saisis et Confisqués (AGRASC), comme d’autres intervenants, ont insisté sur l’efficacité de telles peines : « La peine de prison est acceptée par les trafiquants, presque considérée comme un accident de parcours dans la carrière du trafiquant, alors que la sanction patrimoniale touche ».
Une menace pour la démocratie
La démarche à suivre pour lutter contre la fraude est finalement assez simple. Comme l’expliquait Alain Abergel, commissaire aux comptes, « il convient d’apporter une attention toute particulière à toute situation atypique et sans cohérence. Le bon sens est peut-être la première des armes pour lutter contre l’ingéniosité des fraudeurs ».
Mais il faut une réelle volonté politique. C’est une des conclusions à tirer de l’intervention de Chantal Cutajar, maître de conférences à la faculté de droit, sciences politiques et gestion de Strasbourg. Celle-ci a en effet montré que le premier problème à résoudre pour faire réussir la lutte anti-blanchiment est la neutralisation des sociétés écran. En 2012, la Commission européenne a fait des propositions dans ce sens au niveau de la prévention (et plus seulement répression) pour contraindre les Etats à se doter d’une législation qui consacre la transparence des sociétés. Or, l’initiative n’a pas pu aller jusqu’au bout en raison des oppositions fortes de la Grande-Bretagne et du Luxembourg.
L’urgence est pourtant réelle. L’économie criminelle, a rappelé Chantal Cutajar, génère des profits considérables qui donnent une force aux trafiquants, par cette capacité financière, mais aussi par une capacité de corruption, en particulier de la décision publique. Ainsi, l’argent criminel constitue une menace non seulement pour les économies nationales, mais aussi pour la démocratie, parce qu’il met en danger les valeurs universelles non marchandes constitutives de nos sociétés.
CG
Les actes du colloque « l'économie en danger, les circuits de l'argent sale, l'argent criminel de la traite » disponibles en téléchargement.
Les actes du colloques (zip - 5,5Mo)
Le dossier de présentation (zip - 1,1Mo)
liens
- TRACFIN
- Office Central pour la Répression de la Grande Délinquance Financière
- l'AGRASC