Au vu des dérives de la légalisation, les Pays-Bas pourraient-ils envisager une remise en cause des fondements du régime ? Un débat est-il possible ? C’est ce que pourrait faire penser un récent déplacement de deux députés en Suède. Karine Werkman répond à ces questions.
Voici quelques semaines, deux députés néerlandais se sont rendus en Suède pour étudier les lois sur la prostitution. Quels ont été les enseignements de ce voyage ?
Au moment où les Pays-Bas ont levé l'interdiction des maisons closes et sont devenus le premier pays à légaliser la prostitution, la Suède était le premier pays à criminaliser l'achat de la prostitution considérée comme une violence contre les femmes.
Deux députés néerlandais, une femme travailliste (Partij van de Arbeid) et un homme d'un parti chrétien protestant (ChristenUnie), viennent de se rendre en Suède pour rencontrer la police et le Rapporteur national suédois et étudier le fonctionnement du système de pénalisation du client de la prostitution. Un des résultats de ce voyage a été de relancer l’intérêt des médias pour la question de la prostitution. La simple annonce du déplacement du député travailliste en Suède a suscité la controverse et l'indignation. Tous, des journalistes aux chercheurs et aux acheteurs de sexe, l'ont accusé d’être prude et moraliste. Pendant son séjour en Suède, elle a également reçu des menaces de violences physiques. Il est apparu clairement que les Pays-Bas ne sont pas prêts à seulement envisager la possibilité de sanctionner les acheteurs ou à considérer la prostitution comme une violence.
D’un autre côté, tout le monde est d'accord sur la traite des êtres humains, qui est considérée comme une question distincte. Le député du parti ChristenUnie a annoncé son intention d'introduire une proposition de loi pour sanctionner les clients-acheteurs qui pouvaient savoir que la personne prostituée était victime de trafic. Cette initiative sera présentée au Parlement avant l’été et on espère que la majorité la soutiendra, malgré les difficultés liées à sa mise en œuvre. Le député travailliste a aussi demandé au ministre de la Justice d'envisager la nomination d'un Rapporteur national sur la prostitution et la mise en place d’évaluations annuelles de la politique néerlandaise sur la prostitution.
Les Pays-Bas pourraient-ils revenir sur la légalisation et envisager d’interdire l'achat de sexe ?
Depuis 2007, les Pays-Bas commencent lentement à reconnaître que quelque chose ne va pas dans l'industrie du sexe. Avant la levée de l'interdiction des maisons closes, la prostitution était tolérée depuis quelques décennies et était devenue un phénomène « normal ». A l’époque, la légalisation a été considérée comme un exploit. Il semble donc difficile d’y renoncer et d’admettre son échec.
Bien sûr, les Pays-Bas peuvent et doivent envisager sérieusement de criminaliser l'achat. Ma propre vision de la prostitution est très différente de l'idée générale aux Pays-Bas. Pour moi, la prostitution est une forme grave de violence masculine contre les femmes. Distinguer une prostitution forcée et une prostitution volontaire dans les concepts et dans la politique, comme le font les Pays-Bas, est dangereux. Cela brouille la compréhension de la réalité de la prostitution, de sa violence. La prostitution devient une question de choix individuels, alors qu’il s'agit de rapports de pouvoir et de femmes en tant que classe.
Les femmes entraînées dans la prostitution ont souvent connu de multiples discriminations et difficultés (fugue, maltraitances, toxicomanie…). Entrer alors dans la prostitution n'est pas le résultat d’un choix libre. Pouvez-vous choisir librement quand vous êtes pauvre ou maltraité ? Et si ce n'est pas un choix mais une stratégie de survie, peut-on tirer profit de la détresse d’une personne pour son plaisir sexuel ?
La prostitution est-elle un choix et une profession ou une forme de violence faite aux femmes ? Il faut s’interroger. Légaliser les maisons closes et le proxénétisme normalise le fait que les hommes peuvent acheter le corps des femmes et que les femmes sont à vendre. Dans un tel système, une femme peut dénoncer des abus ; mais cela ne modifie pas la perception générale de la prostitution comme un échange sexuel « consenti », une pratique acceptable et un privilège masculin.
La prostitution n'est pas l'expression d’un libre choix et d’une libération, ni même d’un consentement. La prostitution et la traite sont intrinsèquement liées et non des questions distinctes. La prostitution est une violence et une violence masculine. Les acheteurs sont presque exclusivement des hommes, et les victimes des femmes. La cause profonde de la prostitution est la demande pour une mise à disposition sexuelle de femmes et d’enfants.
Espérer réduire les dommages causés par la prostitution est naïf. On ne peut pas séparer la prostitution du mal qu’elle produit par une loi. L’objectif doit être d’éliminer le mal, c’est-à-dire l’acte d’acheter le corps de la femme.
Il est nécessaire d'avoir un débat global sur la prostitution ; comment l'analyse-t-on ? quels sont ses effets sur l’individu, mais aussi sur la société ? qu’est-ce que c’est qu’être « dans la prostitution » ? Un débat également sur la sexualité masculine et ses mythes ou ses clichés (par exemple, ‘la prostitution empêche le viol’).
Punir l'acheteur, c’est adopter une position éthique. Les lois ont un effet normatif. Interdire le vol ne signifie pas que rien ne sera jamais volé. Cela signifie que la société décide que certains comportements deviennent inacceptables. En l’occurrence, le fait d’imposer une relation sexuelle à une autre personne par l’argent. Les Pays-Bas pourront changer partir du moment où partir du moment où ces principes seront discutés, notamment dans les organisations de femmes, au Parlement et sur la place publique.
Quel est le point de vue de l’opinion publique ?
L'opinion publique n'est pas très définie sur ce sujet. D'autant que le débat sur la question se déroule principalement entre experts : ONG spécialisés dans la sexualité, syndicats de « sex workers », travailleurs sociaux, Rapporteur national, universitaires. Voici peu, la plupart d’entre eux militaient pour la levée de l'interdiction des maisons closes.
Il y a une prise de conscience générale que quelque chose ne va pas dans l'industrie du sexe. Mais la légalisation n'est pas encore un sujet de débat aux Pays-Bas. La discussion se concentre sur les aspects administratifs et techniques de l'application du cadre juridique existant, plutôt que sur ses fondements.
Il y a encore un gros travail de sensibilisation à faire. En 2007, Amsterdam a érigé une statue pour exprimer sa fierté pour la légalisation de la prostitution, pour la reconnaissance de la prostitution comme une profession. On peut lire sur la plaque : « Respectez les ‘sex workers’ partout dans le monde», et c'est ce que les Pays-Bas entendent continuer de faire. Evidemment, les personnes dans la prostitution doivent être respectées. Mais la prostitution comme phénomène ne devrait pas l’être. Il ne devrait pas exister un droit de l'homme à acheter le corps des femmes et la prostitution ne devrait pas être une situation pour les femmes.
La politique des Pays-Bas était une approche pragmatique, pas une position éthique. Cette approche est, à mon sens, une attitude défaitiste et peu progressiste. Être progressiste, ce serait œuvrer pour la prévention de la prostitution, pour un changement des attitudes, pour un autre type de société. Être progressiste, ce serait dire : « Assez ! Cette situation n’est pas acceptable. Nous interdisons l'achat des femmes. Nous criminalisons l'achat de sexe ». Après 13 ans de légalisation, il est temps de reconnaître la réalité de la situation.
Propos recueillis par CG
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