Maryse Maligne, enseignante-chercheuse en psychopathologie, a rencontré Madame Nicole, une femme victime d'agressions à répétition dans l'enfance. Elle fait ici le récit de ces entretiens et analyse son cas. Cette histoire pourrait sembler sans lien avec le monde de la prostitution. Pourtant ce type d'abus sexuels à répétition marquent souvent le parcours des personnes prostituées...
Lorsque je présente mon cours sur les violences sexuelles aux étudiants en formation d'éducateurs spécialisés, j'explique que les victimes peuvent réagir de diverses façons aux traumatismes. J'ai pour habitude d'illustrer mes propos par l'intervention de Rosen Hicher. Survivante de la prostitution, Rosen est connue pour son combat contre le "marché du sexe". Elle fait elle-même le lien entre les viols dont elle a été victime pendant son enfance et sa vie de prostituée. Il me semble qu'elle est bien placée pour expliquer les conséquences de ces abus sur sa vie d'adulte.
Les adolescentes victimes d'agressions sexuelles présentent une faille narcissique importante, c'est-à-dire une estime d'elle-même dévalorisée. Par des mécanismes de répétition inconscients, bien connus en psychologie, certaines d'entre elles provoquent, attisent la convoitise... Comme si elles disaient : "Dis-moi encore que je suis là pour ça". Il y a une confusion terrible entre deux formes d'attachement, un amour sexualisé, l'autre pas. Le rapport à l'autre s'en trouve automatiquement érotisé comme si il ne pouvait exister d'autre mode de relation désormais. Victimes, elles le sont alors plus que jamais et se construisent comme "objet" plus que "sujet".
L'article que vous allez lire ne parle pas de prostitution mais de la terreur de l'agression. Terreur et noirceur qui dominent également la vie de la prostituée. L'anesthésie émotionnelle devient alors le seul recours possible au piège qui s'est désormais refermé sur la personne. Rosen explique parfaitement la dissociation entre le corps et le psychisme. Une partie d'elle même est sacrifié au service du "non-dit". Les conséquences sont terribles et s'inscrivent alors dans la négation. Si toutes les personnes prostituées n'ont pas été victimes d'abus, il est certain que cela concerne pourtant la majorité d'entre elles.
Plus les agressions ont eu lieu tôt et plus les victimes se sont construites dans un sentiment d'insécurité totale, laissant place à l'épouvante. Les violences sexuelles ont un impact terrible et bien souvent, elles transforment la vie des victimes en véritable enfer. Certaines fonctionnent en "faux self", c'est-à-dire qu'elles sont adaptées en surface et ce, même si le corps envoie des signaux qu'elles préfèrent ignorer. Beaucoup de prostitués ont des "phobies" comme celle du lavage de dents, des crises de boulémie-anorexie, des nausées, des vomissements rappelant les pénétrations buccales.
Nombreuses sont les personnes prostituées qui ignorent les visites médicales. Le corps est devenu simple objet, outil qui n'a pas réellement de valeur. Un rendez-vous, même pour une banale cystite, pourrait réveiller des crises d'angoisses insupportables et, par là-même, remettre en cause un fonctionnement établi. Le rapport à la douleur est oublié. Rosen explique d'ailleurs parfaitement qu'elle pouvait travailler avec 40° de fièvre sans relever le moindre signe d'une quelconque maladie. Et si, malgré tout ce vécu, l'anesthésie émotionnelle n'est pas suffisante, il y a encore la drogue ou l'alcool. Ainsi, vouloir ignorer les situations de stress condamne la victime à revivre continuellement son agression comme si il n'y avait aucune voie de recours possible.
Selon moi, les personnes prostituées sont d'abord des victimes et il est nécessaire de comprendre les raisons qui les ont conduites à se prostituer pour agir contre la marchandisation des corps.
Maryse Maligne
article intégral : le cas de madame nicole (pdf)