Ruhama est une ONG, basée à Dublin, qui travaille à l'aide et à la réinsertion des femmes touchées par la prostitution. C'est aussi une des organisations à l'origine de la campagne « Turn off the red light » qui appelle à la criminalisation du client de la prostitution. Gerardine Rowley, responsable de la stratégie et de la communication de Ruhama, nous en dit plus.
Dès 1949, une Convention des Nations Unies a déclaré que la prostitution était incompatible avec la dignité et la valeur de la personne. Cependant, la prostitution est toujours un fait admis, culturel. Pourquoi a-t-on si peu évolué ?
Il y a de nombreuses raisons. Il faut bien avoir conscience que la prostitution profite à certains. Par exemple, beaucoup d'hommes dans des positions de pouvoir achètent des femmes. Il y a des gens à des positions élevées de la société qui refusent la pénalisation du client parce qu'ils sont eux-mêmes clients. On constate aussi un manque de sensibilisation et d'éducation sur cette question. La plupart des gens n'ont entendu parler de prostitution qu'à travers les séries télévisées ou des films comme « Pretty Woman ». Ils ne comprennent pas la violence et la dangerosité inhérentes à cette industrie.
Souhaitez-vous des changements dans la législation irlandaise ?
Ruhama, tout comme de nombreuses autres organisations irlandaises, dont les syndicats et la Irish Medical Association, sont impliquées dans la campagne « Turn off the red light ». Nous demandons la criminalisation de l'achat de services sexuels, sur le modèle suédois. C'est la seule approche susceptible de diminuer réellement la prostitution et le trafic sexuel. La Suède est le seul pays européen qui semble avoir fait des progrès dans ce domaine. Cela a un sens dans un monde où la prostitution organisée augmente partout de façon considérable. Comme dans tout marché, si vous criminalisez les clients, les bénéfices ne seront plus aussi importants et les criminels seront moins actifs. Le Ministère de la Justice irlandais a annoncé en octobre qu'il allait mener une consultation sur six mois afin de mettre au point une semblable législation. Nous attendons de voir ce qui en sortira.
D'autres actions sont-elles menées ?
Dans certains comtés d'Irlande, la police a commencé à appliquer sur les clients la loi de 1993 sur le racolage dans les lieux publics. Par exemple, dans le comté de Dublin, on poursuit uniquement les acheteurs de sexe et pas les vendeurs. On reconnaît que les femmes qui vendent du sexe sont très vulnérables (nombre d'entre elles sont sans domicile et dépendantes de la drogue) et que cela ne sert à rien de les poursuivre. Mettre l'accent sur la demande est ce qui réduit la prostitution. Plus de cinquante hommes ont été condamnés et aucun d'eux n'a récidivé. Une autre ville, Limerick, a récemment adopté un modèle semblable. Nous pensons que ce qui s'est passé à Limerick obligera les clients à y réfléchir à deux fois. Ce ne sont pas tellement les amendes mais la désignation publique des délinquants qui produit un effet majeur.
Que pensez-vous des pays qui ont légalisé et réglementé la prostitution ? Assurent-ils une meilleure protection aux personnes prostituées ?
Les Pays-Bas pensaient que la légalisation de la prostitution serait une bonne approche. Mais il est clair aujourd'hui que cela ne fonctionne pas. Les pays réglementaristes sont confrontés à d'énormes problèmes de traite ; la criminalité reste un point faible et les femmes sont encore largement victimes de violences. Ceux d'entre nous qui travaillent sur le terrain savent que la violence et les abus font partie de la prostitution et la réglementation ne peut pas les supprimer. Criminaliser les clients est la réponse appropriée : la réduction de la demande impliquera que les trafiquants et les proxénètes n'attireront plus les femmes pour les exploiter dans le commerce du sexe.
Ce que nous apprécions également dans le système suédois, ce sont les efforts faits pour soutenir les femmes qui essaient de sortir de la prostitution et les aider à trouver des alternatives. C'est une approche réellement globale qui prend en compte la lutte contre le crime organisé, la demande des clients, mais qui soutient également les femmes victimes de cette exploitation.
La Norvège et l'Islande ont suivi l'exemple de la Suède et nous apprenons avec plaisir que la France, comme l'Irlande, s'intéresse à ce modèle et réfléchit à la manière d'aborder la question.
Faites-vous un lien entre la prostitution et les autres formes de marchandisation du sexe ?
Au début des années 2000, nous avons mené campagne contre la prolifération des clubs de lap dance, car il y a un lien évident avec la prostitution, la traite humaine et le crime organisé. Cela contribue à banaliser l'achat de sexe et la marchandisation du corps de femmes. Certains clubs ont été fermés parce que la police y avait découvert de la prostitution.
D'après votre expérience de terrain, pensez-vous qu'il soit facile à ces personnes de sortir de la prostitution ?
Beaucoup de femmes y réussissent, nous le constatons régulièrement. Nous réfléchissons aux types d'aides que nous pouvons leur apporter. Elles ont plutôt besoin d'une aide pratique, telle qu'un hébergement et une formation pour retrouver l'estime de soi et se créer de nouvelles opportunités. Lorsqu'elles trouvent un travail, même s'il est peu payé, elles développent une relation différente à l'argent : elles donnent beaucoup plus de valeur à ce qu'elles gagnent et dépensent leur argent pour des choses importantes à leurs yeux, telles que leurs enfants et leur maison. Alors que, lorsqu'elles gagnaient de l'argent en tant que prostituées, elles avaient tendance à ne pas lui attribuer de valeur ; l'argent était vite gagné et aussi vite dépensé.
L'un des plus grands défis pour les femmes qui sortent de la prostitution, c'est la dépendance à l'héroïne et à la cocaïne. Nous offrons du conseil et des activités de développement personnel, en un mot tout ce qui peut soutenir ces femmes et les rendre autonomes. Si elles retombent, nous essayons de les ramener à leurs objectifs.
Changer de vie est difficile pour toutes ces femmes, surtout si elles sont prostituées depuis longtemps, car leur monde s'est construit autour de la prostitution. Mais quand elles parviennent à sortir de la prostitution, elles sont tellement plus heureuses, même si elles se retrouvent avec beaucoup moins d'argent. Tout ce que ces femmes veulent, c'est une vie normale, un travail, des relations... Le danger est que certaines, une fois entrées dans la prostitution, en sont prisonnières. Leur estime de soi s'affaiblit, elles ont besoin de dépenser de l'argent pour se sentir mieux, mais alors, elles vont plus mal à cause de l'origine de cet argent. Cela devient un cercle vicieux dont elles ne voient pas l'issue.
Beaucoup de femmes commencent à se prostituer en pensant que ce sera temporaire, deux semaines ou un mois. Mais sept ans plus tard, elles y sont encore. Néanmoins, nous connaissons des femmes qui, même si elles ont été prostituées pendant longtemps, réussissent quand même à en sortir. Il n'est jamais trop tard pour se libérer.
Propos recueillis par JD
Traduction MCV / CG