Manfred Paulus, ancien commissaire divisionnaire de la brigade criminelle d’Ulm, spécialisé dans la lutte contre la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle, dresse un état des lieux de la prostitution en Allemagne, aujourd’hui.
En 2002, l’Allemagne adoptait une loi qui, au nom de l’amélioration des droits sociaux et juridiques des personnes prostituées, rendait la prostitution légale : la prostitution devenait un métier à part entière, les gérants de bordels des hommes d’affaires et les personnes prostituées des « travailleuses du sexe ». Douze ans plus tard, le bilan est lourd : développement de la prostitution illégale, explosion de la traite des êtres humains, mainmise de la criminalité organisée sur la prostitution…
Dans un article intitulé « Hors de contrôle », publié en juin 2013, Manfred Paulus, commissaire divisionnaire en retraite de la brigade criminelle allemande, spécialisé dans la lutte contre la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle, dressait un bilan alarmant des dérives de la légalisation et des pouvoirs donnés aux grandes puissances mafieuses internationales, qui dominent le monde de la prostitution. Nous proposons à nos lecteurs la traduction française de cet article et nous avons rencontré son auteur pour en savoir plus.
L’objectif de la loi de 2002 sur la prostitution était de lutter contre la clandestinité et de mieux contrôler les lieux de prostitution. Cet objectif a-t-il été atteint ? Est-ce un échec ? Si oui comment l’expliquez-vous ?
Les intentions étaient et sont très honorables. A mon avis, l'erreur a été que l'on n'a pas reconnu que cette loi ne concerne pas le grand public, mais une sous-culture avec des valeurs très particulières, des lois (non écrites), ses propres enquêteurs, ses propres juges, et le cas échéant, ses propres bourreaux - une sous-culture qui ne se soucie pas des lois de l'État, mais qui a ses propres lois, auxquelles toutes les personnes du milieu sont soumises. La loi présuppose que la prostitution est un métier comme tous les autres. Mais c'est ce qu'elle n'est pas et ne sera jamais.
La loi concède aux proxénètes un droit d’injonction explicite, bien que limité. Par contre, on sait depuis des siècles et dans tous les pays du monde que les proxénètes donnent des instructions, même sans l'autorisation expresse de la loi, d'une manière qui est punissable par la loi (et qui doit le rester). La conséquence logique : ce qui était sanctionné comme du proxénétisme auparavant, a soudainement été autorisé en vertu de la présente loi. Cela n'empêche pas la criminalité, mais cela en fait la promotion.
Pour les criminologues et les experts de ces milieux, il était évident, avant et après l’adoption de la loi, que ceux qui décident dans les milieux de la prostitution sur les assurances sociales ou de santé et sur d'autres questions, ce sont et ce seront toujours seulement les proxénètes et les propriétaires de maisons closes. Pour cette seule raison, cette loi était vouée à l'échec. Pour cette seule raison, elle ne pouvait pas apporter aux travailleuses du sexe les avantages escomptés.
En réglementant la prostitution, la loi a-t-elle fixé des règles en matière de droit du travail (contrats, horaires de travail, âge minimal légal, congés…) ? Existe-t-il des règles prévoyant un ou des contrôles sanitaires auprès des femmes et dans les lieux de prostitution ? Quels sont les moyens de coercition envers les propriétaires d’Eros-Centers ou d’employeurs de ces jeunes femmes qui y dérogent?
La loi ne règle pas concrètement les questions sanitaires. De telles exigences ne sont certainement pas moins violées depuis l’adoption de la loi qu’avant. Il est essentiel de le reconnaître : dans la société parallèle du milieu de la prostitution, seuls les propriétaires de maisons closes ou les proxénètes ont pouvoir de décision sur tous les processus - et non le législateur. Il est donc nécessaire de remettre le monopole du pouvoir du côté de l'État. Les sous-cultures des «quartiers rouges» ne peuvent plus et ne doivent plus être gouvernées par des criminels et des groupes criminels qui appartiennent en partie à la criminalité organisée.
Quelle est aujourd’hui la part de l’illégalité et de la criminalité dans l’industrie du sexe ?
Il y a évidemment une part considérable qui se trouve maintenant entre les mains du crime organisé. Le milieu de la prostitution allemande est influencé et contrôlé par des groupements albanais, bulgares, roumains, russes, turcs et arabes, et par des syndicats des Balkans, des rockeurs et d’autres.
Comment la police lutte-t-elle contre les bordels illégaux, la prostitution clandestine et la criminalité ?
La police n'a qu'une seule option : des enquêtes longues et complexes sur les structures criminelles, le plus souvent menées au niveau international. Mais malheureusement, elle en est de moins en moins efficace à cause de divers développements et contraintes (demande de résultats rapides, contraintes statistiques, limites des moyens humains et financiers, d'autres chevauchements de compétences et priorités...). A cela s'ajoutent les stratégies extrêmement efficaces et réussies des groupes criminels / des avocats du milieu devant les tribunaux allemands, importants obstacles à la qualification des infractions, ce qui a pour résultat peu de procédures pénales, et encore moins de condamnations (adéquates) contre les auteurs.
La loi est-elle à l’origine des dérives que vous décrivez ? Si oui, pourquoi a-t-elle engendré ces problèmes ? Comment les maitriser ? Peut-on imaginer de revenir sur la loi et de durcir les positions vis-à-vis des contrevenants et notamment des trafiquants de personnes et de drogues ?
La loi sur la prostitution de 2002 n'a pas supprimé, mais plutôt encouragé, les excès (criminels) dans les milieux de la prostitution allemande. Entre-temps, ce fait a été reconnu et admis aussi au niveau politique. Une nouvelle loi sur la prostitution est en discussion et préparation. Cependant, des points essentiels sont très controversés. Il semble tout à fait crucial ici de finalement fixer des limites à l'infiltration de la criminalité organisée internationale dans les milieux de la prostitution. L'État doit être en mesure d'agir dans ce domaine. Ce n'est qu'ainsi que l'on pourra protéger efficacement les victimes (potentielles) de la traite des êtres humains.
Quel est l’intérêt de l’Etat à maintenir voire à ignorer cette situation ? L’apport économique de la prostitution pour le pays peut-il expliquer cette grande « tolérance » ? Pourquoi ne parvient-on pas à faire évoluer la loi sur la prostitution ?
Pour ceux qui ont fait une loi, il est naturellement difficile d'admettre qu'elle était mauvaise. L'État a agi de bonne foi, mais il s'est mépris, et se méprend encore aujourd’hui, sur ce milieu spécifique avec toutes ses particularités. En outre, l'industrie du sexe allemande est un marché qui se chiffre en milliards et représente une partie non négligeable du produit intérieur brut (PIB). Et ne nous y trompons pas : ce milieu a beaucoup d'amis à tous les niveaux, car ses offres sont attrayantes et puissantes : le sexe, l'argent, le manque de scrupules...
Propos recueillis par CG
Traduction AB et UW
Pour en savoir plus :
Hors de contrôle. Sur les libertés et l’évolution du crime dans les quartiers chauds de la République Fédérale d’Allemagne, par Manfred Paulus, juin 2013 (titre original : Außer Kontrolle – Über die Freiheiten und die (Kriminalitäts-)Entwicklung in den bundesdeutschen Rotlichtmilieus – http://www.kriminalpolizei.de/ausgaben/2013/juni/detailansicht-juni/artikel/ausser-kontrolle.html ) - Traduction
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