Au moment où la France s'interroge sur la meilleure façon de lutter contre l'exploitation sexuelle commerciale et sur la possibilité de criminaliser ceux qui ont recours à la prostitution, l'Irlande fait face à un débat semblable et envisage sérieusement de pénaliser le client de la prostitution.
En Irlande, où les traditions catholiques sont toujours solides, la prostitution demeure un sujet tabou et les personnes prostituées sont considérées comme des « pécheresses » ou des « femmes perdues ». Mais, depuis quelques décennies, l'industrie du sexe, dans son ensemble, ne cesse de se développer, générant des profits de centaines de millions d'euros : les sex-shops sont de plus en plus nombreux, les clubs de striptease et les salons de massage s'installent partout dans le pays. Ceci est en partie lié à la perte d'influence de la religion et à l'idée qu'une semblable industrie représente la libération d'un système de valeurs puritain et répressif.
L'explosion de l'industrie du sexe s'est accompagnée d'un fort développement de la traite des êtres humains. Ecarté dans un premier temps par les autorités parce que jugé peu digne d'attention, le problème a pris une telle importance qu'il ne peut plus être ignoré et les politiques ont commencé à s'y intéresser.
En 2009, l'Immigrant Council of Ireland a publié un rapport sur l'immigration des femmes vers l'Irlande, à des fins de traite des êtres humains et d'exploitation sexuelle commerciale. Selon ce rapport, sur 1000 femmes prostituées, 97% étaient des immigrantes. Entre janvier 2007 et septembre 2008, 102 femmes ont été identifiées comme victimes de traite soit à destination de l'Irlande soit en transit en Irlande. Ces chiffres, cependant, sont probablement en-dessous de la réalité, étant donné la nature illégale et clandestine du phénomène.
Les trafiquants d'êtres humains et la mafia
Selon un rapport sur les droits humains présenté par l'institut de recherche The Protection Project en 2008, les gangs criminels aident les trafiquants internationaux à prendre pied en Irlande. Des liens se sont établis entre l'industrie du sexe irlandaise et les mafias albanaise et russe. Des liens se sont aussi noués avec d'anciens terroristes de l'IRA. Il est également dit que des gangs basés en Estonie et en Lituanie ont trafiqué des femmes vers l'Irlande.
Peu à peu, le problème du trafic à des fins de prostitution a fini par s'imposer dans les calendriers politique et législatif, malgré les difficultés pour connaître son importance et son impact.
La prostitution et la loi
La prostitution n'est pas illégale en Irlande. Les transactions sexe / argent relèvent de la sphère privée et chacun est libre de vendre ou d'acheter une « prestation sexuelle ». Par contre, ce qui constitue une infraction est le trouble à l'ordre public. Et le racolage sur les lieux publics, le proxénétisme, la publicité pour la prostitution, les maisons closes sont interdits.
Mais ceci pourrait bientôt évoluer. Dans le cadre de sa politique de lutte contre l'exploitation sexuelle commerciale, le gouvernement a en effet lancé une étude sur la possibilité d'adopter une loi criminalisant le client de la prostitution, sur le modèle de la Suède.
En octobre 2011, le Ministère de la Justice a publié un rapport sur la législation suédoise, qui criminalise l'achat de services sexuels. Le rapport faisait suite à la visite d'un groupe de représentants du Département de la Justice et de la police irlandaise en Suède. Le but de ce voyage était de rencontrer des autorités et des experts pour discuter des effets et de l'impact des lois suédoises.
Dans ce rapport, le ministre irlandais de la Justice exprime d'abord sa détermination à tout faire pour lutter contre la prostitution et le trafic humain. Il dresse ensuite le bilan de la politique suédoise : la prostitution de rue a diminué de moitié depuis l'interdiction de l'achat de services sexuels de 1999.
Mais plusieurs sujets d'inquiétude sont aussi évoqués : « L'approche suédoise est fondamentalement différente de la loi irlandaise. De nombreuses et importantes questions devront être examinées avant qu'un semblable changement radical de nos lois sur la prostitution puisse être envisagé. Avant tout, ce sont les questions législatives et constitutionnelles qui posent problème, il faudrait savoir si le soutien public sera suffisant pour une interdiction de l'achat de sexe et si une telle mesure sera applicable ».
Le rapport affirme également que définir un délit d'achat de sexe pourrait soulever des difficultés pratiques : par exemple, comment définir des mots comme « achat », « paiement », « rapport sexuel » et « service sexuel » ? De plus, dans le cas de la prostitution « indoor » et en l'absence de témoins indépendants, la preuve du délit pourrait être difficile à apporter.
L'opinion publique divisée
Le Ministère irlandais de la Justice s'inquiète également de l'opposition et de l'absence de soutien que pourrait rencontrer une telle évolution de la loi. Les organisations de « travailleurs du sexe » en particulier pourraient contester l'étiquette « d'exploitées » et argumenter que la vente de sexe peut être un choix de vie. En effet la Sex Workers Alliance d'Irlande (SWA) est fermement opposée à la création d'un délit d'achat de sexe, craignant que cela ne rende le travail sexuel encore plus dangereux. Elle en appelle au gouvernement pour qu'il étudie les stratégies d'autres pays comme l'Autriche et la Nouvelle-Zélande et se concentre plutôt sur la protection des « travailleurs du sexe » contre la criminalité.
Néanmoins, les voix en faveur de l'adoption de l'approche suédoise se font entendre de mieux en mieux. En février 2011, une importante campagne en faveur d'une telle législation a été lancée à l'initiative de plus de trente entités de la société civile, syndicats et ONG. La campagne, appelée « Turn off the red light », vise à mettre fin à la prostitution et à la traite sexuelle en Irlande, à sensibiliser le public sur les dangers du commerce sexuel et à interpeller le gouvernement pour qu'il introduise une nouvelle législation de protection des victimes.
Les partenaires de la campagne soutiennent que la meilleure façon de combattre le trafic sexuel et la prostitution est de mettre en cause la demande et de criminaliser l'achat de sexe : « La traite des femmes et des jeunes filles à des fins de prostitution est une forme moderne et mondiale d'esclavage (...). La demande des hommes qui achètent du sexe alimente le commerce de femmes et de jeunes filles victimes de trafics et entretient une industrie de la prostitution qui est estimée à 180 millions d'euros par an en Irlande ».
Et maintenant ?
Suite au rapport du Ministère de la Justice d'octobre 2011, un processus de consultation a été lancé pour aider à informer sur le sens de la prochaine législation. Il revient en fin de compte à l'Attorney General de décider si une législation sur le modèle suédois serait compatible avec la constitution et le cadre législatif de l'Irlande. Un débat public plus vaste sur cette question est en cours.
JD
Traduction MCV / CG