Un des rouages essentiels de la lutte contre la traite des êtres humains est l'identification des victimes, majeures et mineures. De quoi est-il question ? Comment fonctionne le processus ?... Quelques éléments de réponse.
« Afin de protéger et de porter assistance aux victimes de la traite des êtres humains, il est primordial de correctement les identifier », affirme la Convention du Conseil de l'Europe de 2005. Parce qu'elles ont été identifiées comme telles, les victimes peuvent être protégées contre leurs exploiteurs, accéder à leurs droits, bénéficier de soins et/ou d'indemnités... A l'inverse, l'absence d'identification du statut de victimes peut avoir des conséquences pour les personnes exploitées : mesures d'éloignement, procédures pénales...
Mais, si le principe paraît simple, il rencontre différents obstacles. D'abord, les personnes sollicitent rarement de manière spontanée les forces de l'ordre ou les services sociaux soit parce qu'elles ne s'identifient pas comme victimes, souvent par méconnaissance de leurs droits, soit que, par peur de représailles, en proie aux menaces et aux violences physiques, elles font le choix de rester invisibles. Par ailleurs, les processus d'identification se heurtent fréquemment aux politiques migratoires en œuvre dans les pays : au lieu de bénéficier d'aide et de protection, les victimes sont considérées comme des migrants irréguliers et passibles de sanctions. Comment résoudre ces difficultés et aboutir à un système efficace ?
L'identification des victimes : une démarche proactive
C'est aux pouvoirs publics qu'il revient de prendre en charge l'identification des victimes dans une démarche proactive. On entend par là que les pouvoirs publics ont le devoir « d'aller au-devant des victimes sans attendre qu'elles se revendiquent comme telles » (J. Vernier). La démarche de l'identification ne consiste donc pas à attendre des personnes concernées la preuve qu'elles sont victimes ; il s'agit plutôt de repérer les éléments qui permettent de penser qu'une personne est ou pourrait être victime.
Par ailleurs, le processus d'identification étant long et difficile, il suffit de rassembler « des motifs raisonnables de croire qu'une personne est victime de la traite » (Rapport explicatif de la Convention du Conseil de l'Europe - § 131). Un rapport du GRETA (Groupe d'experts sur la lutte contre la traite des êtres humains du Conseil de l'Europe) d'octobre 2012 rappelle de même que « toute personne présentant des signes raisonnables selon lesquels elle a fait l'objet d'une association des trois éléments clés constitutifs de la définition de la traite (action, moyen et but) devrait être considérée comme victime de la traite ».
Le processus n'est en théorie lié ni à l'ouverture d'une enquête, ni à la coopération de la personne avec les forces de l'ordre. « Le processus d'identification (...), indique la Convention du Conseil de l'Europe, est indépendant de la procédure pénale éventuelle à l'encontre des auteurs de la traite. Une condamnation pénale n'est donc nécessaire ni pour faire débuter, ni pour faire aboutir le processus d'identification » (Rapport explicatif - § 134). Sont concernées par le processus toutes les « autorités publiques qui peuvent être amenées à entrer en contact avec les victimes de la traite, par exemple, les services de police, de l'inspection du travail, des douanes, de l'immigration ou les ambassades et consulats ». C'est ce qu'indiquait la Convention du Conseil de l'Europe en 2005. Depuis, le champ des autorités compétentes tend à s'élargir. Ainsi la décision-cadre de 2009 appelait les Etats membres « à créer aux niveaux national et local des mécanismes appropriés d'identification précoce des victimes et d'aide aux victimes, en coopération avec les organismes d'aide pertinents » (J. Vernier / CNCDH). Plus récemment, la stratégie de l'Union européenne en vue de l'éradication de la traite des êtres humains 2012-2016 incite à impliquer l'ensemble de la société dans le processus : il est demandé aux Etats membres de créer « des mécanismes d'orientation nationaux, officiels et opérationnels » qui décrivent « les procédures pour mieux détecter, orienter, protéger et aider les victimes » et doivent « impliquer les diverses autorités publiques concernées ainsi que la société civile ».
Les dispositifs d'identification
Comment procéder alors à cette identification ? Sur quels éléments ? Dans la plupart des pays, des indicateurs et des questionnaires ont été élaborés pour aider les intervenants dans cette tâche.
A titre d'exemple, la France s'est récemment dotée d'un outil d'identification, réalisé par le groupe de travail interministériel sur la traite des êtres humains, coordonné par les ministères de la Justice et de l'Intérieur (créé en décembre 2008), en collaboration avec les associations. Ce document, qui prend en compte toutes les formes d'exploitation, fait état d'un certain nombre de critères, englobant à la fois les conditions du déplacement, la possession (ou non) de documents d'identité, les conditions de l'exploitation, la liberté de communication et de mouvements... Une série de questions précises permet ensuite de cerner la situation de la personne : Fait-elle l'objet de contraintes anormales ? Est-elle soumise à des conditions d'hygiène ou de sécurité difficiles ? Dispose-t-elle d'un salaire ? Est-elle liée à son employeur par un endettement important ? A-t-elle des contacts avec l'extérieur ? A-t-elle accès aux soins ?...
L'efficacité de cette politique suppose évidemment que toutes les personnes en contact avec les victimes de la traite puissent utiliser des indicateurs d'identification communs. Ceci touche à la fois tous les professionnels de terrain, mais aussi les différents pays concernés. La directive européenne du 5 avril 2011 prescrit d'ailleurs d'envisager de mettre en place « un soutien à l'élaboration d'indicateurs communs de l'Union aux fins de l'identification des victimes de la traite, au moyen de l'échange de bonnes pratiques entre tous les acteurs concernés et en particulier les services sociaux tant publics que privés »
Le pendant de l'identification : la formation
Mais disposer de tels outils ne suffit pas. Des actions de formation sont également nécessaires. C'est ce qu'exige la Convention du Conseil de l'Europe : « Chaque Partie s'assure que ses autorités compétentes disposent de personnes formées et qualifiées dans la prévention et la lutte contre la traite des êtres humains et dans l'identification des victimes (...) » (article 10).
En France, jusqu'à une date récente, les formations à l'indentification précoce des victimes étaient essentiellement assurées par l'association Accompagnement Lieu d'Accueil (ALC). Récemment, le plan d'action national de lutte contre la traite 2011-2013, élaboré par le groupe de travail interministériel, a appelé à « développer et animer des modules de formation à l'identification des victimes ». Ainsi sont prévues des « formations communes aux différents services de l'Etat », réunissant, dans chaque département, « les référents de chaque administration concernée, des représentants des collectivités territoriales, du secteur associatif et des syndicats » ; eux-mêmes étant chargés ensuite « d'organiser des informations et des formations au sein de leur entité » (mesure n°10).
Dans le cadre de ce plan, des outils d'information ont été conçus : en particulier un DVD destiné à la fois aux agents publics et aux victimes (ou aux personnes susceptibles d'être victimes), réalisé dans plusieurs langues, et une « carte réflexe » (comportant les principaux indicateurs d'identification et un numéro d'appel d'urgence) ont été largement diffusés auprès des services de police, gendarmerie, douanes, immigration, magistrats... (mesure n°9).
De la théorie à la pratique...
Dans son Rapport d'avril 2011, la mission parlementaire sur la prostitution en France saluait longuement ces mesures, précisant que « ces effort doivent être encouragés et systématisés ». Pour autant, il ne s'agit encore que de principes. On ignore encore dans quelle mesure ils ont été appliqués et quels ont été leurs fruits. Dans son dernier rapport annuel, le département d'Etat américain reprenait encore la France sur ce point, appelant à une meilleure application des procédures d'identification proactive des victimes.
En mars 2012, la France a accueilli les experts européens du GRETA, chargés d'évaluer la mise en œuvre par notre pays de la Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains. Gageons que leur rapport répondra à ces interrogations...
CG
L'Impact des politiques migratoires sur la lutte contre la traite des êtres humains
Prostitution : l'exigence de responsabilité. En finir avec le mythe du « plus vieux métier du monde »
La Traite des êtres humains, un défi mondial ?, Cahiers de la Sécurité, juillet - septembre 2009
J. Vernier, Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), La traite et l'exploitation des êtres humains en France, Paris, 2010.