Archives

logo site d'actualités de la Fondation Scelles

Pour une clinique du risque prostitutionnel

 

Nourrie de dix ans d'expérience à l'écoute des jeunes en rupture, Sophie Laurent est consultante spécialisée en prévention auprès des travailleurs sociaux. Elle propose une approche fondée sur l'histoire de vie favorisant la compréhension et donc la réduction des conduites prostitutionnelles. Elle a accepté de répondre à nos questions. 

 

Sur un plan sociétal, quel regard portez-vous sur le phénomène prostitutionnel notamment chez les jeunes ?

Nous sommes préoccupés par ce phénomène grandissant. Les nouvelles formes de prostitution des jeunes, mineurs et jeunes adultes, leurs pratiques et les prises de risque extrêmes qu'elles occasionnent échappent très souvent aux adultes et aux institutions qui les accompagnent. Dans un contexte fréquent de ruptures sociales et familiales majeures, ces jeunes en construction d'identité sont plus vulnérables.

Nous sommes dans une société de rapports de forces et de déshumanisation. En manque de repères et de valeurs, les gens sont perdus. Nous sommes dans une bascule proche de la barbarie. Dans ce monde inhospitalier, face à cette carence morale et éthique, les jeunes réagissent par la violence. Leur perception du monde est altérée. La prostitution prend des formes multiples et invisibles : "les universtituées", telles que se nomment les étudiantes ayant recours à la prostitution par exemple. Les différentes activités et ramifications de l'industrie du sexe en France doivent être identifiées afin de rendre visibles les nouvelles formes contemporaines d'exploitation et d'esclavage.

 

Quels facteurs de risque ou de glissement vers la prostitution avez-vous pu identifier ?

L'interaction entre l'histoire personnelle et le phénomène social de la prostitution est à prendre en compte. Avoir été victime de violence sexuelle, physique ou symbolique durant l'enfance constitue un risque majeur d'entrée dans la prostitution. Le manque de protection de l'entourage les rend plus vulnérables, plus dépendants d'autrui, moins individualisés.
Les évènements familiaux graves ne sont pas indépendants du contexte socio-économique. La précarisation des 18-25 ans, la banalisation de la pratique sexuelle marchande et le consumérisme dominant favorisent l'exploitation économique des uns par les autres, assimilés à de la marchandise, la violence incivile et la domination. 

« Le corps, c'est comme un portable, ça se vend », disent les jeunes.

 

Comment définiriez vous votre approche de la prévention ?

Les jeunes ont incorporé différentes formes de violence, la violence subie durant l'enfance augmente le risque d'agression à l'âge adulte, la probabilité de se retrouver SDF, la prostitution occasionnelle, les violences physiques et sexuelles, les comportements suicidaires.
 
La prévention n'existe que si elle s'inspire de la réalité de son destinataire. Les conduites à risque chez les jeunes sont aussi leur façon d'interpeller les adultes, ce que l'on nomme "un symptôme d'alarme" de leurs troubles affectifs, de leur mépris de soi. Il est nécessaire de savoir repérer, entendre et décoder leurs signaux d'alerte et leurs conduites d'appel. La prévention secondaire intervient au moment où le jeune pense que la prostitution pourrait être une solution, lorsqu'il s'inscrit dans des pratiques à haut risque (michetonnage, prostitution de survie...).

Les conduites pré-prostitutionnelles appellent un positionnement éthique de la part de l'adulte référent : le corps n'est pas à vendre, l'intime n'est pas à vendre, etc.

Récemment, à la fin d'une formation, une jeune fille est venue me demander après la projection de mon film : « Mon petit copain me dit : si tu m'aimes, il faut que tu couches avec tous mes copains. C'est un indicateur ? »

 

Quelle est votre démarche ?

Il s'agit de pratiquer une clinique du risque prostitutionnel. La démarche est d'être à l'écoute de ce qu'il pourrait y avoir à entendre à travers la conduite prostitutionnelle, c'est un projet d'écoute de la prostitution, alors que le discours sur la professionnalisation de la prostitution coupe la parole à la souffrance des autres.

Il est donc nécessaire d'offrir aux jeunes différents espaces de parole, d'expression, de création et de lien leur permettant de penser avec les adultes autrement que dans la position de demande d'aide et de soins qui est une position fondamentalement asymétrique.

Les jeunes s'exposent lorsqu'ils ne peuvent pas faire autrement. L'acte prend le pas sur la parole. Comment abandonner le geste en redécouvrant la parole et ainsi renoncer à ses conduites auto-destructrices.
 

Dans cette perspective, avez-vous développé une méthode, des outils spécifiques ?

Souhaitant répondre à la demande des jeunes de faire du théâtre, j'ai utilisé mes compétences de comédienne pour ouvrir un atelier d'expression théâtrale en 2001. Accompagnée d'une comédienne art-thérapeute, nous avons entrainé un groupe de jeunes, à partir de leurs mots et de leur histoire de vie dans un processus de création et de transformation. De là est né le projet de réaliser un travail théâtral filmé, outil de prévention des risques prostitutionnels, « C'est pas mon choix », qui met en scène des situations emblématiques (rupture, humiliation, violence). Depuis 2005, ce film sert de support aux formations de travailleurs sociaux et aux actions de prévention secondaire que je mène auprès des jeunes.

Le dispositif "Jeunesse en jeu", pour une autre représentation de soi, permet aux jeunes d'identifier et d'optimiser leurs propres ressources afin d'infléchir les trajectoires de victimisation, de stigmatisation et de précarisation. Outil de prise de conscience personnelle , le récit de vie mis en scène vise la représentation spontanée du vécu à travers un dispositif inter-actif.

Le jeune raconte une scène traumatique et la fait jouer par des acteurs devant lui. A tout moment, il peut arrêter la scène, donner des directives, corriger, reprendre..la main sur son histoire. Le récit de vie mis en scène permet de parler, de nommer le risque de prostitution et de travailler sur des thèmes collectifs révélés par leur vécu commun.
 

Que pensez vous pouvoir apporter aux travailleurs sociaux qui ont pour mission d'accompagner les jeunes les plus exposés ?

D'abord par une approche psycho-sociologique permettant une meilleure compréhension du comportement prostitutionnel, mon rôle est d'apporter aux travailleurs sociaux des techniques de conduite d'entretien, des points de repère pour construire un dialogue. La prostitution suscite à la fois sidération, fascination, peur et rejet. Comment faire face à tant de souffrance non dite, cachée derrière des masques d'indifférence, de tolérance anormale à la douleur ? 

Comment faire face au déni, au défi, au délit et au rapport sexualisé ? Que répondre à une jeune femme sous emprise, qui se prostitue et qui vous dit : "Je m'habitue, je vais en mourir ?" L'éducateur s'intéresse au jeune en tant que sujet et non pas en tant qu'objet. Voilà ce qui a été confondu, et voilà ce que nous pouvons restaurer. C'est dans la mesure où je crois dans l'autre que le jeune vit une vraie expérience symbolique, remarquablement réparatrice.

Pour les sujets victimes de violence et en situation de risque, recevoir solidarité et reconnaissance de ceux qui les écoutent contribue à limiter leurs conduites autodestructrices et à les réintégrer dans la communauté des humains. Ainsi raconter, témoigner, les prépare à affronter le risque d'exister. 

Propos recueillis par CG
 

Sophie Laurent 
http://s.laurent-prevenance.monsite-orange.fr/

Les sites de la Fondation

lien vers le site fondationscelles.org

lien vers le site du CRIDES