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22 décembre 1994 - 22 décembre 2014

Histoire des 20 ans

« Une expérience qui restera mémorable ! »

Rapport Mondial : exploitation sexuelle, une menace qui s'étendLe 20 juin dernier, pour la 2e année consécutive, la Fondation Scelles remettait ses prix destinés à la sensibilisation des jeunes. Les lauréats racontent l’expérience des Prix Fondation Scelles. 

C’est dans le cadre solennel de la Bibliothèque du Barreau de Paris, partenaire de l’opération, qu’avait lieu la remise de la 2e édition des Prix Fondation Scelles. Cette année, six catégories étaient en lice : meilleurs article, photo, plaidoirie, réquisitoire, slam, webdocumentaire. Comme l’année dernière, deux prix étaient remis dans chaque catégorie : Prix du jury (composé de trente personnalités des domaines d’expression en concours), offerts par la Fondation Scelles, et Prix du public, offerts par Charpenel Patrimoine Conseils et relayés par le réseau des bibliothèques de la Ville de Paris.

Participaient à l’opération les étudiants de l’Ecole supérieure de journalisme de Lille, de l’Ecole nationale supérieure Louis Lumière, de l’Ecole nationale de la Magistrature, les secrétaires de la conférence du Barreau de Paris, les élèves des collèges Béliard (Paris) et Joliot-Curie (Nanterre). Tous étaient tenus de décliner leurs travaux sur une thématique générale : la traite des mineurs victimes d’exploitation sexuelle.

Résultats du crû 2014 ? 4 000 votes sur internet, plus de 5 000 personnes qui se sont connectées sur Facebook pour voir les travaux, 7 000 visionnages… Et surtout des travaux de grande qualité réalisés par des jeunes motivés. Quelques-uns des lauréats nous ont dit les difficultés, le plaisir, parfois l’émotion qu’ils ont trouvés en participant aux Prix Fondation Scelles.

 

« Sur la piste de deux collégiennes… » - Remi Banet, Meilleur article 2014 (Prix du Jury)
« La prostitution, c’est un sujet qui m’intéressait. J’avais déjà travaillé sur ces questions dans le cadre d’un mémoire sur la criminalité albanophone. C’était l’opportunité de retravailler dessus. (…) . Cela a représenté plusieurs semaines de travail. J’ai pris beaucoup de plaisir et j’ai beaucoup appris en le faisant. J’espère qu’il en ira de même pour les futurs lecteurs.
Au départ, je pensais faire un travail de terrain sur la prostitution des mineurs à Paris parce que j’avais la naïveté de penser que le problème n’existait pas à Lille, qu’il était trop marginal et donc insondable. Mais pour faire une vraie enquête, il était plus simple de travailler depuis Lille. Finalement, j’ai commencé à interroger quelques personnes sur le sujet et je me suis rendu compte qu’il y avait un vrai problème à Lille et, qui plus est, en expansion. On m’a rapidement indiqué la piste de deux collégiennes, deux sœurs, qui ont été prises dans la prostitution. Cette histoire a servi de fil conducteur à mon article, un peu d’enquête, un peu de reportage, beaucoup d’interlocuteurs intéressants, certains difficiles à avoir surtout du côté des forces de l’ordre, d’autres plus ouverts, notamment les avocats, les militants
 »

 

« Une expérience marquante » - Yannick Sanchez, Meilleur webdocumentaire 2014 (Prix du jury et du public), avec Magali Judith
« J’étais attaché à cette cause. L’avenue du Peuple belge, sur laquelle nous avons travaillé pour ce reportage, je l’ai prise tous les jours, parce que j’habitais au bout de cette avenue. C’est pas facile de rentrer chez soi tous les jours et de baisser le regard parce qu’on n’est pas sûrs de se confronter au phénomène de la prostitution. Je suis heureux d’avoir pu voir la prostitution sous un angle un peu différent, d’avoir pu converser avec ces femmes et ces hommes aussi, parce qu’on en a croisés, qui ont ce « métier » là, si difficile. C’est une expérience qui restera mémorable et qui nous beaucoup marqué. »

 

« Une problématique dans l’angle mort de la société… » - Anne Lec’Hvien, Meilleur article 2014 (Prix du public), avec Julien Molla
« Pour nous, ça a été une expérience très intéressante. Nous avons pu travailler hors contrainte d’actualité, et sur un sujet qui n’a pas forcément une visibilité importante dans les médias. Au fur et à mesure que nous avons avancé, au fil des interviews, on s’est rendu compte que sur ce sujet les personnes concernées étaient rares, fuyantes. On a eu le sentiment que c’était une question un peu dans l’angle mort des institutions, de la société en elle-même. On a essayé de construire notre article à partir de cette idée et de donner une vision un peu exhaustive de la complexité de ce sujet. C’est un travail qui restera dans notre mémoire de jeune journaliste. »

 

« Apporter ses petits cailloux… » - Christophe Bogliolo, Meilleure plaidoirie 2014 (Prix du Jury et du Public)
« Lorsque l’on voit la vie de Jean et Jeanne Scelles, les fondateurs de la Fondation, une vie d’un grand courage et d’un grand altruisme, on se dit qu’il est nécessairement un peu prétentieux de parler dans une ombre aussi grande. Mais lorsque l’on croise des dossiers souvent de femmes affectées par la prostitution, on se dit qu’il serait au contraire d’une grande lâcheté et d’un grand égoïsme de ne pas apporter des petits cailloux, c’est la raison pour laquelle je me suis présenté à ce concours de plaidoirie. Petit à petit, caillou par caillou, ce combat, initié par Jean et Jeanne Scelles portera ses fruits. »

 

« Une expérience enrichissante » - Vincent Tridon, Meilleur réquisitoire 2014 (Prix du Jury)
« Je tiens à remercier la Fondation qui a organisé, Mr et Mme Charpenel, l’ENM et en particulier les enseignants qui nous ont incités à participer. Nous n’avons pas l’habitude de participer à ce genre d’événement. En effet, on nous apprend à poursuivre, on nous apprend à juger, on nous apprend pas forcément à être éloquent. Ça nous a appris à être plus sensible à cette cause, à laquelle personnellement je n’étais pas forcément très attentif. Sur le sujet que j’avais, la traite d’un enfant, c’était très théorique. Mais c’est un thème qu’on retrouvera fatalement dans notre activité. Donc c’était une expérience très enrichissante. »

 

« Une belle cause » - Marine Delanoë, Meilleur réquisitoire 2014 (Prix du public)
« Je reçois ce pris avec plaisir. Ce n’était pas un exercice facile. Mais très intéressant. J’ai appris beaucoup de choses par mes lectures pour préparer ce réquisitoire. Des actions comme celles-là devraient être valorisées parce que cela permet de donner une visibilité à ce combat. J’espère à titre personnel que ce partenariat continuera l’année prochaine et que les auditeurs de la promotion suivante pourront participer et viendront requérir pour cause qui est une belle cause. »

 

Le mot final reviendra à Fabio, Meilleur slam 2014 (Prix du public)
« Merci à la Fondation pour ce projet. J’ai beaucoup apprécié. Je recommencerai l’année prochaine ! »


 

Palmarès des Prix 2014

  • Meilleure Photo – Prix du Jury 2014 : « Coexistence » par Nora Hegedüs / Prix du Public 2014 : « Témoignage Trois Quarts du Monde » par Marine Toux
  • Meilleur ArticlePrix du Jury 2014 : « Sur les Pavés, pas d'âge » par Rémi Banet / Prox du Public 2014 : « Prostitution en mode mineur » par Anne Lec'Hvien et Julien Molla
  • Meilleure PlaidoiriePrix du Jury et Prix du Public 2014 : « Un auteur d'infraction peut-il aussi être considéré comme une victime ? » par Christophe Bogliolo
  • Meilleur Réquisitoire – Prix du Jury 2014 : « Peut-on rendre visibles les victimes invisibles ? », par Vincent Tridon / Prix du Public 2014 : « Le crime est-il moins grave pour avoir été commis ailleurs ? » par Marine Delanoë
  • Meilleur Slam – Prix du Jury 2014 : «Sourire perdu» par Nawel / Prix du Public 2014 : « Sexe masculin », par Fabio
  • Meilleur Webdocumentaire – Prix du Jury et Prix du Public 2014 : Yannick Sanchez et Magali Judith

 

Exploitation sexuelle : une menace qui s'étend

Rapport Mondial : exploitation sexuelle, une menace qui s'étendPour la troisième année consécutive, la Fondation Scelles présente son Rapport mondial sur l’état de l’exploitation sexuelle dans le monde : Exploitation sexuelle – Une menace qui s’étend. Avec ses 66 pays étudiés, ce livre met plus que jamais en évidence la dimension internationale du phénomène. 

 

Le principe du Rapport mondial est à la fois de présenter un état de l’exploitation sexuelle dans les pays, où les sources et la documentation permettent les analyses les plus objectives possibles, et d’illustrer les thèmes dominants d'une menace bien réelle. Dans cette nouvelle édition, on retrouvera les 54 pays étudiés les années précédentes, de manière à suivre leur évolution au fil des derniers mois. On découvrira également quatorze nouveaux pays de toutes les parties du monde. Ce Rapport mondial devient ainsi le premier ouvrage à brasser largement l’ensemble des continents de la planète : Amérique du Nord, Amérique latine, Moyen-Orient, Maghreb, Asie, Afrique…

Certains nous diront que, d’une année sur l’autre, rien ne bouge et que 2012 ressemble fort à 2011. Certes, les situations évoluent de manière infime. Nous pensons pourtant que les changements et les tendances à venir résident dans cet infime. Et c’est en nous livrant à un décryptage critique et aussi exhaustif que possible de l’actualité, d’année en année, que nous saurons le mieux percevoir la ou plutôt les réalités de l’exploitation sexuelle commerciale aujourd’hui et mesurer la menace que fait peser ce phénomène sur nos sociétés.

 

Quoi de neuf en 2012 ?

Car le sentiment, qui peut être tiré de la succession des faits, des chiffres et des tendances de l'exploitation sexuelle aujourd'hui, n'est pas de nature à entretenir l'illusion d'un monde serein et harmonieux. L’exploitation sexuelle apparaît plus que jamais comme un vaste marché mondialisé qui brasse toutes les nationalités : les personnes prostituées sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus jeunes, les techniques d’exploitation, enrichies par le développement des nouvelles technologies, sont en perpétuel perfectionnement, les exploiteurs sont de plus en plus « innovants » et ne reculent plus devant rien.

Les raisons d'espérer existent pourtant. Au cours de l’année 2012, des pistes de mobilisation motivantes se sont fait jour. Et l'ambition de ce troisième Rapport mondial est aussi d'aider à prendre le recul nécessaire pour réfléchir aux causes et aux effets, à repérer les conditions d’améliorations possibles.

A cet égard, l'année écoulée a été celle des débats et des perspectives, particulièrement en France où, enfin, un débat public s'engage sur les quatre piliers d'une politique susceptible de faire reculer l'exploitation sexuelle :
- la prévention d'abord, avec la mise en chantier d'un plan d'action national destiné à lutter contre les idées reçues et les lieux communs qui n'ont plus, s'ils en ont jamais eu, de rapport avec la réalité de la prostitution telle qu'elle est vraiment, ici et maintenant ;
- la réinsertion ensuite, avec l'espoir de voir ces « victimes invisibles » que sont l'immense majorité des personnes prostituées, devenir des citoyens à part entière ;
- la répression bien sûr, pour mieux proportionner la réponse pénale à la gravité des crimes commis ;
- la dissuasion enfin, avec la possibilité de responsabiliser le client, celui qui, en créant la demande, suscite une offre de plus en plus diversifiée, au mépris des droits élémentaires de la personne.

Ainsi, notre rapport, fruit du combat sans relâche mené par la Fondation Scelles depuis 20 ans, espère-t-il répondre à ces deux exigences cardinales : la mise à disposition pour le plus grand nombre des données indiscutables d'un phénomène qui s'avance souvent masqué, et le refus de voir cette violence et cette exploitation s'étendre impunément .

Les armes dont nous disposons sont, plus que jamais, la capacité à rester indigné là où d'autres se résignent, la volonté d'élargir nos partenariats et nos modes d'expression, la conviction que l'abolition d'un système, justement qualifié de prostitueur, n'est pas une utopie mais un projet cohérent, et, bien sûr, la rigueur des analyses.

Au moment où la France et, peut-être, l’Europe s’apprêtent à changer son approche du phénomène et à pénaliser le client de la prostitution, le rapport mondial vient rappeler que l’urgence est d’amener un changement dans les mentalités par un travail de pédagogie et d’éducation sur une réalité méconnue.

 

Exploitation sexuelle – Une menace qui s’étend, Ed. Economica, Paris, 2013.
Disponible sur economica.fr / amazon.fr / fnac.com et en librairies

La version anglaise (format PDF) sera gratuitement disponible sur le site de la Fondation Scelles mi-mars 2014. 

« La prostitution est un choix désespéré »

Cachez cette morale que je ne saurais voir

Laurence Noëlle est formatrice spécialisée dans la prévention de la violence. A 17 ans, elle a connu la prostitution et la mainmise des proxénètes. 28 ans plus tard, elle publie le récit de son expérience et de sa reconstruction « Renaitre de ses hontes » (Le Passeur Editeur)

 

Qu’est-ce que ce livre a changé dans votre vie et pourquoi l’avez-vous écrit ?

C’est très difficile à expliquer. Le livre m’amène une explosion de sollicitations. J’aurais pu dire non à cette sollicitation car je pense que c’est trop d’un coup. Mais j’ai dit oui. Ce n’est pas pour moi : c’est pour l’intérêt supérieur commun. Parce que je serais bien plus tranquille dans ma petite vie d’avant, bien planquée. En tout cas ce n’est pas mon ego qui parle. Pendant les quatre années de rédaction de ce livre et encore aujourd’hui, j’ai tout le temps été déchirée entre deux parties de moi : entre celle qui voulait dire qu’il est possible de s’en sortir, et celle complètement terrorisée à l’idée de m’exposer parce que mon bouquin pourrait être connu.

 

Quel est le sens de votre témoignage ?

Toutes les personnes qui ont souffert de la prostitution se taisent. Si cette parole sortait, si tous ces fantômes, si toutes ces personnes disaient la réalité, on n’en serait sûrement pas là. C’est bien ça qui manque : faire sortir la parole. Pourquoi je me suis tue ? Parce que je ne voulais pas perdre mon travail, parce que je voulais protéger mes enfants. Je connais des femmes géniales qui pourraient témoigner, mais elles refusent à cause de cela. L’objectif de mon témoignage est de libérer cette parole.

Cela dit, je les comprends car on porte ça toute sa vie. Même une fois sorti de la prostitution, on continue à payer. La société a honte de la prostitution : certains la méprisent, d’autres mettent une jolie couche de vernis en disant que c’est super. Tout le monde se voile la face.

Les journalistes, quand ils parlent de moi, ne disent pas : « Vous avez connu la prostitution », mais « vous êtes une ex-prostituée ». On me juge dans l’être. Tu as été, donc tu seras ! Il n’y a pas de pardon. Mais il faut dire ce que je suis devenue aujourd’hui ! Car mon message s’adresse aussi à ceux et celles qui sont toujours dedans, pour leur montrer qu’il est possible de s’en sortir, sinon cela n’a pas de sens.

 

Comment peut-on prévenir la prostitution, en particulier auprès des jeunes ?

Je n’y ai pas vraiment réfléchi. La seule chose que je peux vous répondre spontanément, c’est qu’il faut dire ce qui se passe réellement, c’est-à-dire les actes qui sont pratiqués dans la prostitution. Dire les choses ouvertement et donner des détails de ce qui se passe, vu de l’intérieur.

Je suis encore étonnée quand j’entends des femmes dire qu’elles sont bien, comme par exemple les étudiantes qui se prostituent. Mais elles ne disent pas ce qu’elles vivent, qu’elles ne choisissent pas les hommes avec qui elles couchent donc qu’elles le subissent. Des mecs qui peuvent sentir mauvais des aisselles ou du sexe ou de la bouche, qui sont violents, des gros, des visqueux qui demandent des trucs horribles. C’est ça qu’il faut dire : la réalité !

Si ces personnes qui prônent la prostitution comme une vertu se cachent, c’est bien parce qu’elles ont honte ! Qu’on ne vienne pas me dire qu’on prend du plaisir avec un mec répugnant !

 

Et le client ? Quelle est sa place ?

En réalité, certains clients vivent la même problématique que les prostituées, avec un comportement opposé. Par exemple, il y a des hommes qui ont peur de la femme, qui pensent qu’ils ne peuvent pas être heureux, qui ont peur de l’amour, qui sont dans une misère sexuelle et qui ont pu être, eux-mêmes, été méprisés étant enfants. A l’époque, cela m’avait frappé car je me retrouvais à travers le client. Enfin certains clients. Car d’autres ont juste envie de se défouler sur une prostituée.

 

Vois- tu un lien entre la prostitution et la maltraitance et l’inceste que tu as vécus ?

La prostitution, pour moi, c’est un choix désespéré, dans n’importe quel cas. Pourquoi suis-je restée dans la prostitution ? J’aurais pu fuir, mais ce n’est pas ce que j’ai fait. Il y a plusieurs facteurs à cela. Premièrement, je n’ai pas fui car j’avais peur que mes proxénètes me retrouvent et me frappent. Mais j’ai aussi fait le choix de me laisser faire car je ne voulais pas être abandonnée. Si je fuyais, je me retrouvais toute seule, surtout à mon âge [ndlr : 16 ans]. Je ne savais pas que les mineurs étaient protégés. Je pensais dur comme fer que je risquais d’aller en prison.

Je voulais aussi m’auto-punir (cela, je l’ai compris grâce à la psychothérapie). La culpabilité a été lourde dans ma vie. J’ai toujours pensé que si ma mère n’était pas gentille avec moi, c’est parce que je le méritais, que j’étais une mauvaise fille. Un livre magnifique de Yves Alexandre Thalmann « Au diable la culpabilité ! » m’a vraiment ouvert les yeux sur la culpabilité morbide, malsaine. On croit être coupable alors qu’on ne l’est pas et on passe sa vie à s’auto-punir, à se mettre dans des événements qui ne sont pas bons pour nous, parce qu’on est persuadé d’être mauvais.

Donc oui, il y a un lien entre l’inceste, la maltraitance et la prostitution car je pensais que j’étais coupable et que je ne valais rien. Je pensais aussi que j’étais une poupée car j’avais été touchée par mon beau-père. Ce qui est bon pour toi, tu ne le vois pas puisque tu es persuadé que de toute façon tu ne vaux rien. Et c’est sans fin puisque cette culpabilité n’est pas réelle.

 

Pourquoi la prostitution est-elle un choix désespéré ?

Parce que cela veut dire qu’on ne se laisse même pas le choix d’avoir un autre métier pour gagner sa vie. On part du principe que de toute façon on n’y arrivera pas, que l’on ne vaut pas grand chose. Je veux dire qu’il faut quand même beaucoup de mépris de soi. Pourquoi un étudiant va-t-il aller travailler au Mac Do tandis qu’un autre va se prostituer ? C’est bien à cause du respect et de l’estime de soi !

Aujourd’hui, j’ai appris à m’aimer. Si je suis dans la merde, pour rien au monde j’irais me prostituer. C’est louer mon corps comme un torchon  et encore un torchon tu le laves…

 

Quel a été le déclic qui t’as aidée à reconstruire ton estime de toi ?

Ce déclic, c’est l’amour. C’est ce mépris de moi-même, ce manque d’amour, ce qui m’est arrivé dans mon enfance qui m’ont fait plonger dans la prostitution, mais c’est bien le déclic de l’amour qui m’en a fait sortir. Ce n’est qu’une histoire d’amour tout cela. L’amour de mon chien était le seul amour que j’avais. Et puis sur mon chemin, j’ai eu la chance de rencontrer des personnes bienveillantes qui m’ont appris à m’aimer.

Les clients n’ont pas appris à aimer, sinon ils ne seraient pas entrain de voir une prostituée. Ils n’ont peut être pas été aimés non plus. Pourquoi certains hommes respectent les femmes et d’autres pas ? Pourquoi certains sont clients et d’autres non ? Moi la seule différence que je trouve c’est l’apprentissage de l’amour et de la communication.

Propos recueillis par RN et CG

Laurence Noëlle, Renaître de ses hontes, Ed. Le Passeur, 2013. 

Cachez cette morale !

Cachez cette morale que je ne saurais voirLes abolitionnistes sont-ils des moralisateurs conservateurs ? Ne constituent-ils finalement qu’une catégorie de « réacs » rechignant à avancer au rythme du libéralisme mondial ? Le débat sur la prostitution met en lumière différentes conceptions du monde, conceptions souvent caricaturales lorsqu’elles concernent le projet abolitionniste.

L’argument selon lequel les individus souhaitant abolir la prostitution sont empreints au mieux d’un fort paternalisme et au pire d’une dévorante morale religieuse visant à réduire les libertés individuelles est récurrent. On peut évidemment qualifier la position abolitionniste de « morale », usant de ce terme comme d’un gros mot offensant. Mais en quoi le fait d’être moral est-il répréhensible ? L’être humain est doué de raison, certes, mais aussi d’affects ; il est un animal social, mais aussi moral (cf. Rousseau). Toutes les constructions culturelles que l’être humain a mises en place pour bâtir son univers sont issues de ce mélange. C’est donc une posture morale que de vouloir conserver l’intimité du corps humain hors de tout rapport marchand. Mais c’est aussi une posture morale que de vouloir faire en sorte que tout soit achetable, y compris le corps humain.

Liberté, égalité... adelphité
Malgré la devise française qui les associe, liberté et égalité sont deux notions difficiles à faire cohabiter ; dès lors que l’une prend de l’ampleur, l’autre tend à s’affaisser. Ainsi, vouloir créer un monde de pure liberté est une utopie omettant de penser les inégalités inhérentes aux individus, qui seraient exacerbées dans un tel contexte. La liberté de disposer totalement de son corps ne signifie pas une disparition de la morale ; liberté et morale ne sont en aucun cas exclusives l’une de l’autre. Au contraire, penser que tout doit être achetable n’est qu’une autre posture morale, fortement imprégnée des valeurs du libéralisme marchand.

Les deux positions sont donc morales. Cependant, seule la position des abolitionnistes est qualifiée comme telle. Pourquoi ? Parce qu’ici, le terme de « morale » est utilisé de manière à faire référence à un ordre autoritaire, visant à oppresser les individus en leur imposant des normes rigides quant à leur manière de vivre, et plus spécifiquement à leur sexualité. Les « pro-prostitution » utilisent cette déviation de sens pour laisser entendre que les abolitionnistes sont des censeurs raides et inflexibles, des ennemis de la liberté, totem suprême à défendre jusque dans ses plus lointaines acceptions. Qui donc peut désirer être un ennemi objectif de la liberté, mis à part le plus détestable des tyrans ?

Prôner l’abolition de la prostitution n’est pas une volonté de revenir à une morale religieuse dont il est, de toute manière, difficile - voire illusoire, en tant que part de notre histoire - de s’extirper. En réalité, il est ici question d’effectuer un choix, qui sera d’ordre moral pour partie, quels qu’en soient les aboutissants. L’interrogation réelle dans la question de la prostitution est la suivante : de quelle société voulons-nous ?

Les défenseurs de la prostitution, purs produits de la société de consommation
A l’heure du libéralisme et de la société de consommation, rien ne semble plus important que de pouvoir être maître de son propre corps pour pouvoir jouir à tout moment et sans entrave, comme l’a montré, en particulier, Jean Baudrillard : « Le corps réapproprié ne l’est pas selon les finalités autonomes du sujet mais selon un principe normatif de jouissance et de rentabilité hédoniste selon une contrainte d’instrumentalité directement indexée sur le code et les normes d’une société de production et de consommation dirigée » (La société de consommation, Denoël, 1970, p.204).

La volonté d’officialisation de la prostitution s’inscrit précisément dans cette démarche. Il s’agit de permettre aux consommateurs de pouvoir acquérir en toute quiétude une satisfaction sexuelle immédiate et détachée de toute obligation. Les justifications des clients en témoignent : « On ne s’implique pas. Disons qu’il n’y a pas besoin de s’engager. Y’a pas la tête, y’a rien, c’est le sexe pour le sexe (…) » (cité par C. Legardinier et S. Bouamama, Les clients de la prostitution : l’enquête, La Renaissance, Paris, 2006).
Les clients ramènent donc les personnes prostituées à l’état d’objets dont ils peuvent disposer comme d’un bien de consommation. Ils travaillent pour gagner leur vie et estiment de ce fait légitime de dépenser leur argent pour combler leurs moindres désirs, quels qu’ils soient. Ils partent également du principe que chacun fait ses choix de vie : si les personnes se prostituent, c’est qu’elles le veulent bien. Toutes autres explications – déterminismes sociaux, contingences matérielles et économiques, vulnérabilités, expositions prématurées à la sexualité, autant d’éléments susceptibles d’amener à la prostitution – ne sont pas évoqués. De plus, comme dit l’un d’entre eux, reflétant parfaitement cette idéologie : « Aujourd’hui, tout s’achète ! ». Le ton est donné.

La liberté dans l’aliénation
Ainsi, Monsieur pourra se livrer à des pratiques sexuelles qu’il aurait honte de demander à Madame. Monsieur pourra aussi avoir un rapport sexuel avec un ou une jeune prostitué(e) avant de rentrer passer le week-end en famille. Et tout cela sans avoir à entretenir la moindre relation interpersonnelle avec l’individu-objet acheté. Ceci évite tous les tracas d’une maîtresse, tout comme les dépenses (argument des prostituées et des clients), la perte de temps (argument des clients), et la mauvaise conscience (étouffée dans l’acte du paiement). Et après tout, pourquoi pas ? Car dans cette logique, au nom de la liberté, tout doit être achetable. Pourquoi l’être humain ferait-il exception ?
« Quand je mange un bifteck, je ne me demande pas si la vache a souffert », explique un client lorsqu’on lui demande s’il ne craint pas d’exploiter une victime de la traite (dans le documentaire Les Clients, H. Dubois / E. Brunet). Ceci est une attitude courante chez ce type d’individus. En effet, un des principaux points communs des clients est qu’ils placent la réalisation immédiate de leurs désirs avant toutes considérations empathiques vis-à-vis des personnes prostituées. Et ce, même quand l’état de délabrement physique et/ou psychique de ces dernières est évident.
Pour tirer le meilleur profit de cette indifférence morale du client et dans la mesure où ils pensent véritablement que tout est vendable, les individus « pro-prostitution » ne devraient condamner ni les réseaux organisés, ni la vente d’enfants, car, finalement, ce n’est qu’un autre type de vente. Ici, l’idée de consentement n’est pas pertinente : demande-t-on à une chaise si elle accepte d’être vendue pour que l’on s’assoie dessus ? Non.

L’illusion du « libre choix »
Si ces individus ne vont pas au bout de ce raisonnement, en introduisant notamment le concept de « libre choix » dans leur argumentation, c’est précisément parce qu’ils sont bien conscients que le corps humain ne peut pas être traité comme un vulgaire objet. Tout n’est pas vendable, n’en déplaise à ces personnes, comme le démontre leur propre justification.
Se poser en défenseur de la liberté de disposer de son corps, dans la droite ligne des combats féministes des années 1960, et plus généralement de la liberté tout court permet donc à ces individus de se placer du côté des « justes causes ». Pourtant, cette position ne tient aucunement compte des déterminismes pétrissant l’individu et dont ce dernier n’a souvent même pas conscience lui même. En réalité, cela revient, ni plus ni moins, à prôner une aliénation encore plus grande de l’être humain, consistant à le laisser être un esclave s’il exprime « librement » le désir de l’être.
Plus l’être humain est libre, plus la tentation est grande pour lui de retourner à un état de servitude, confortable car porteur d’une identité circonscrite et facile à épouser. Ainsi, comme le note Aimé Césaire, il est bien plus difficile d’être libre que d’être esclave. Accepter volontairement d’être esclave permet d’accéder à un ersatz de liberté dans la mesure où l’individu n’a plus à se questionner sur son identité réelle, se contentant d’obéir à ce qu’on lui ordonne d’être. Laisser des individus devenir esclaves au nom de leur liberté à choisir de l’être relève ainsi de la plus pure arnaque idéologique.

CT